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Sans y mettre beaucoup de bonne grâce, et même avec un peu de brusquerie, je dis à Mme Feldmann qu’il fallait prendre tout au sérieux, mais rien au tragique ; que souvent les événemens pénibles amenaient d’heureux résultats ; qu’elle était jeune, riche et belle...

— Vous me flattez, interrompit-elle avec une complaisance modeste. Certes, à côté de miss Robbins, je fais encore assez bonne figure. Si vous saviez comme elle est vulgaire !

Mais, quand je lui dis qu’en somme, dans ces conditions, la liberté n’était pas pour elle un si grand malheur, je la vis se recueillir, froncer les sourcils, devenir sombre ; puis, soudain :

— Moi, moi ? interrompit-elle comme frappée d’épouvante. M’établir à Paris en femme divorcée ? Pour que tout le monde croie que j’ai trahi mon mari ? Jamais, jamais !

— Allons, madame, n’exagérez pas ! Il y a aujourd’hui quantité de femmes divorcées, et notre temps n’est plus celui de jadis.

— Aux yeux du monde, une femme divorcée est toujours coupable, et tous les hommes se croient autorisés à lui faire la cour.

— Le beau malheur ! repartis-je.

Elle ne me laissa pas le loisir de la consoler avec une pointe d’ironie, comme je l’aurais voulu. Elle continua :

— Ou vivre seule ? Mais comment le pourrais-je ? et que ferais-je ? N’avoir plus aucun appui ? Est-ce qu’on peut redevenir libre, à mon âge ? Est-ce que la liberté signifie encore quelque chose pour moi ? Non, non, ce n’est pas possible : je ne vivrais plus...

— Remariez-vous donc !

— Me remarier ? courir le monde avec un autre homme, alors que mon mari vit encore ? Grand Dieu, non ! Il me semblerait que je fais une fugue avec un amant... Je suis une femme « vieux jeu, » moi, comme dit ma fille.

— Que voulez-vous alors, madame ? demandai-je.

Elle leva les yeux sur moi, et, paisible, avec une dignité fière :

— Ce que je veux, répondit-elle, c’est rester la femme de mon mari, être Mme Feldmann, comme je l’ai été pendant vingt-deux ans. Est-ce que cela vous paraît excessif ?

Je n’y avais pas songé ! Je me tus, un instant, décontenancé ; puis, laissant là le ton bourru, je lui demandai gentiment, d’un