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savons, nous le mettons à votre disposition ; mais n’allez pas croire que nous soyons des mages. Nous sommes des hommes comme vous. Une grande partie de votre destinée dépend d’un mystère plus fort que nos faibles intelligences. La vie nous échappe. Une plante, un animal, un homme, un peuple, une civilisation sont une synthèse d’élémens divers ; il est impossible d’isoler un de ces élémens sans détruire l’être même qui résultait de leur synthèse : ce qui veut dire que notre science, pour étudier la vie, doit nécessairement la détruire, et qu’il lui est donc impossible de l’étudier autrement qu’au vol, à la dérobée et comme par surprise. La vie est comme une grande et sombre caverne dont nous ne pouvons regarder l’intérieur qu’à travers une fente par où, avec votre regard, passe aussi la lumière du soleil. Si nous nous plaçons trop loin de la fente, nous ne réussissons plus à discerner rien dans la caverne ; si au contraire nous nous rapprochons trop de la fente, notre tête intercepte les rayons lumineux et fait l’obscurité sur ce que nous voudrions voir. Il s’agit donc de trouver le point où, quoique sans intercepter les rayons lumineux, nous réussirons à voir le mieux possible. Mais ce point n’est pas le même pour tous les hommes ; chacun doit le chercher lui-même, et, pour le chercher, il est bien obligé de tâtonner, de se placer d’abord trop près ou trop loin. C’est pourquoi l’erreur est continue, l’illusion incessante, le labeur atroce. Et, lorsque un homme a réussi enfin à trouver le point précis, que voit-il ? Des ombres qui se meuvent dans une pénombre, et cela, pendant un instant seulement : car aussitôt le désir de mieux voir porte cet homme à s’approcher davantage de la fente, dans l’espoir que les ombres deviendront plus claires ; mais au contraire elles s’obscurcissent davantage. Alors il se hâte de se retirer, recule au delà du point précis, ne voit pas mieux ; et il recommence à avancer et à reculer, jusqu’à ce qu’enfin il retrouve le point favorable, mais seulement pour une seconde : car le tourment de cette illusion et de cette désillusion toujours renaissantes recommence à l’agiter.

Il se tut, regarda sa montre.

— Oh ! dit-il. Voilà qu’il est minuit. Vite au lit !

Et il nous quitta.

Cavalcanti et moi, nous nous promenâmes quelques instans sur le pont, sans rien dire, absorbés dans nos méditations Enfin Cavalcanti me dit :