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qu’elle coûte davantage, c’est-à-dire à faire de la quantité le critérium de la qualité. Au contraire, chacun veut se convaincre que, s’il la paie plus cher, c’est parce qu’elle est meilleure ; sinon, il lui semblerait qu’il s’avouerait à lui-même sa propre sottise. Voilà pourquoi la quantité doit prendre le masque de la qualité et user de fraude autant qu’il lui est nécessaire pour tromper les hommes et pour leur faire croire que, au moment même où ils ne se procurent que l’abondance, ils poursuivent aussi la beauté ou la bonté. De quelle manière ? En devenant une grande usine de fraudes. Que sont tous ces tapis de Smyrne fabriqués à Monza, tous ces meubles indiens fabriqués en Bavière, toutes ces nouveautés de Paris fabriquées en cent lieux, tous ces lapins à qui quelques semaines suffisent pour se métamorphoser en loutres, sinon des mensonges de la quantité qui vole à la qualité ruinée et proscrite ses derniers haillons ? Qui ne sait combien de procédés et de substances la chimie a fournis à l’industrie pour tromper le public ? Il n’est donc pas étonnant que notre société ne possède aucun instrument de vérité et de foi qui agisse sur les consciences, comme faisaient autrefois le serment et l’honneur, par lesquels les religions et les aristocraties contraignaient l’homme à être sincère quand il pouvait mentir impunément, fidèle quand il pouvait être félon. Et, dès lors, on comprend que, dans la société moderne, naissent et deviennent graves des, difficultés pour la solution desquelles on s’ingénie à trouver des doctrines, des institutions, des mesures préventives ; mais tout cela demeure sans succès, parce que ces difficultés ne sont que des questions de loyauté, tandis que, si le sentiment de la loyauté existait, il les résoudrait en une seconde. Je prends la science pour exemple. Si notre époque développait dans les âmes l’horreur du mensonge et de la tromperie, la science renoncerait à feindre qu’elle possède sur la vie un empire qu’en réalité elle ne possède pas ; elle proclamerait elle-même son vrai caractère, qui est d’être un principe de connaissance sûr, mais limité ; elle aurait horreur de faire croire aux hommes qu’elle peut donner la santé, la jeunesse, la bonté, la victoire, la richesse ; et les hommes ne seraient pas réduits à protester contre ces mensonges en s’affiliant, comme Mme Yriondo, à la Christian Science. Les savans viendraient au milieu des hommes avec une âme pure, et ils leur diraient : « Nous avons beaucoup étudié et nous savons peu de chose. Ce peu que nous