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lorsqu’ils lui imposent un devoir. Or, si l’homme recourait largement à cet arsenal, au temps où les principes étaient consacrés par la religion, que ne fera-t-il pas maintenant que, sorti de l’enfance, il a découvert le secret du jeu ? L’esprit critique est trop vif à notre époque, nous sommes trop vieux, nous connaissons trop l’histoire et nous sommes désormais trop habitués à jouir de la liberté effrénée au milieu de laquelle nous vivons. Et vous aviez raison, Cavalcanti, quand vous disiez que, si notre civilisation est à tel point plastique, progressive, vivace, c’est à cette clairvoyance qu’elle le doit. Plus l’homme vieillit, plus il devient riche, sage, puissant, et plus il devrait se répéter à lui-même, s’inculquer profondément dans l’esprit cette règle suprême de la sagesse : « Va, sans jamais tourner la tête en arrière pour voir le bras qui te pousse ; crois et observe le principe que tu professes, comme s’il t’était imposé par Dieu, comme s’il représentait l’unique vérité, l’unique beauté, l’unique vertu, la santé et le salut du monde ; ne discute pas, ne sophistique pas, ne transige pas ; sois fidèle à ta conviction jusqu’au bout, sans avoir peur de risquer pour elle ta vie et ta fortune ; oblige-toi toi-même à ne pas mentir et à ne pas trahir, alors que personne autre ne peut t’y obliger. Mais, si ton principe tombe, résigne-toi à sa chute comme s’il n’avait été qu’une limitation humaine, conventionnelle, arbitraire de cette infinie Vérité, de cette infinie Beauté, de ce Bien infini qui continuent à circuler dans le monde par le nouveau principe qui a emporté le tien. » Malheureusement, la civilisation moderne, si prompte à accuser de mensonge les civilisations qui l’ont précédée, est elle-même la plus grande école de mensonge que l’on ait jamais vue. Et pourquoi ? Parce que, si, en fait, la quantité triomphe aujourd’hui dans le monde grâce aux machines, au feu, à l’Amérique, elle ne peut pas, malgré tout, assumer ouvertement et en son propre nom le gouvernement du monde : car l’homme, toujours et partout, dans n’importe quelle condition et à n’importe quel moment, a besoin de traduire la quantité en qualité et de croire que les choses dont il se sert répondent à un idéal de perfection. Même à une époque où le monde s’est détérioré à un tel point et où presque tous les critériums qualitatifs, presque tous les étalons de mesure se sont égarés ou confondus dans la médiocrité, même aujourd’hui, dis-je, personne ne s’habitue à reconnaître une chose pour meilleure parce