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nécessaire aujourd’hui comme l’air aux poumons... la loyauté !

Et il se tut, soit qu’il cherchât le moyen d’expliquer cette dernière pensée, soit qu’il eût été dérangé par les deux marchands de vin qui passaient à côté de nous, encapuchonnés, causant avec animation dans leur horrible dialecte piémontais. De nouveau l’Océan gronda sous nos pieds comme une cascade. Après quelques instans de silence, Cavalcanti sollicita doucement une explication.

— Vous avez dit une vertu nécessaire, la loyauté...

— Oui, continua Rosetti. Nonobstant le désir immodéré des richesses, nous sommes meilleurs que ceux qui nous ont précédés. Si on le niait, on serait injuste. J’ai déjà dit tout à l’heure que nous avons allié à plusieurs vertus païennes les vertus chrétiennes et quelques autres plus récentes : d’où il résulte que nous sommes plus justes, c’est-à-dire meilleurs. Les puissans abusent moins de leur force, non seulement parce qu’ils ne le peuvent pas, mais aussi parce qu’ils ne le veulent pas. Peut-être sommes-nous un peu plus intempérans ; mais nous sommes plus laborieux. En somme, et tout compte fait, nous n’avons pas à nous plaindre. Mais... il y a un mais ! J’arrive à la loyauté. Aucune civilisation n’en eut jamais aussi grand besoin. Car j’ai beau prêcher que l’homme doit marcher vers l’avenir sans retourner la tête : je ne me fais pas d’illusion, vous savez. Précisément parce que ce sont des limites, des limites conventionnelles et toujours provisoires, l’homme est sans cesse en guerre avec les principes sur lesquels repose l’ordre social et moral. Les intérêts et les passions cherchent donc à déplacer les limites, à les franchir, soit par les moyens violens, — guerres, révolutions, séditions, lois martiales, bombes, attentats, crimes, — soit, plus souvent, parce qu’il y a moins de danger, à les éluder par la sophistique. Pourquoi la sophistique n’est-elle jamais morte des blessures que la logique lui a infligées en tant de duels mémorables ? Pourquoi toutes les époques ont-elles patenté et couvert d’or une corporation officielle de sophistes, les avocats ? Pourquoi Socrate put-il croire qu’il accomplissait une grande réforme morale en apprenant aux hommes à bien raisonner ? Parce que la sophistique est l’arsenal où l’homme cherche les moyens d’appliquer ces principes, lorsqu’ils lui reconnaissent un droit, et de les éluder tout en feignant de les respecter,