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doute la vérité de la science et la réalité du monde, et qui, par là, pourrait être, comme la philosophie d’Aristote ou celle de saint Thomas, un instrument de discipline. Ce qui triomphe, ce sont les philosophies illimitées, celles qui vont jusqu’à poser en problème si la science est vraie et si le monde existe. La même machine qui a servi aux incrédules pour donner l’assaut à Dieu, sert maintenant aux croyans pour démolir la science ; de tous côtés, pullulent les esprits inquiets et subtils qui enseignent aux hommes à raisonner de toutes choses sans jamais s’imposer de borne, au risque de n’avoir plus aucun guide dans le monde : ni la religion, ni la science. Mais qu’y pouvons-nous faire ? Désormais la philosophie, protégée par Vulcain, ose déposer le masque dont elle s’était prudemment couverte en des siècles plus dangereux ; sortir de l’incognito et montrer officiellement sa véritable qualité de grande maîtresse dans l’art de franchir les limites, sous couleur de les considérer du dehors et d’en haut....

Je ne pus m’empêcher d’interrompre.

— Mais, dis-je, aujourd’hui en discutant la valeur de la science, la philosophie s’efforce de nous défendre contre la nouvelle imposture qui nous menace sous le faux nom de science. Aujourd’hui, tout prétend se donner et se faire passer pour science, jusqu’aux insanités des théosophes et de Mme Eddy. Science chrétienne, mais science ! Du reste, vous aussi, l’autre soir, vous avez dit que la science est devenue le factotum du monde moderne. Bergson a raison : la science peut étudier à fond la matière inanimée, parce qu’elle peut la décomposer, la simplifier, l’analyser ; mais la vie lui échappe. Or c’est surtout la vie et les êtres vivans que les savans voudraient accaparer.

— Cela est vrai, répondit Rosetti. Et je crois vrai encore, du moins dans une certaine mesure, ce qu’Alverighi nous a répété si souvent contre l’oligarchie intellectuelle de l’Europe, afin de justifier sa fuite en Amérique. Mais, si ces maux sont réels, penses-tu que la philosophie de Bergson, — qui d’ailleurs est un grand philosophe et qui a réhabilité la philosophie en tant que genre littéraire, ce dont elle avait grand besoin depuis Kant ! — penses-tu, dis-je, qu’elle ait le pouvoir de les guérir ? ou que, comme le propose Alverighi, mieux vaudrait américaniser le monde ? La cause du mal est morale, et, pour guérir ce mal, il faudrait une vertu... une grande vertu, en tout temps nécessaire...