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hier dans ma voiture, comme agent de l’Angleterre. Ses papiers saisis, son argent, etc., lui conduit au secret. J’ai vu M. de Barante ; ce qui me regarde dans une affaire aussi simple est, à ce que je crois, tout à fait nul, mais je suis excessivement affectée du sort de Christin. Je te déclare que la France me devient tout à fait insupportable, ou la vie, si ce n’est pas la France. Je te prie de faire affranchir cette lettre pour lord John, de faire mettre celle pour Neuchâtel à la poste et d’envoyer à Nyon celle de M. Markow pour qu’elle ne soit pas timbrée de Coppet. Mon ange, un tel monde n’est pas fait pour ta fille, adieu.

Ce Christin, dont Mme de Staël annonce l’arrestation, est un personnage assez obscur, Neufchâtelois d’origine, qui avait été employé par l’ambassadeur de Russie en France, M. de Markow. Après avoir été tenu quinze jours au secret à Genève, dans des conditions très rigoureuses, il fut transféré à Paris et enfermé au Temple où il subit une longue détention, au cours de laquelle Mme de Staël se montra très bonne pour lui. Elle l’avait reçu fréquemment au château de Coppet. Cette arrestation, qui la troublait assez naturellement, car elle pouvait se croire compromise, faisait partie de tout un ensemble de mesures violentes auxquelles le Premier Consul s’était déterminé pour marquer sa rupture avec l’Angleterre. Ces mesures avaient pour conséquence de disperser la petite société anglaise au milieu de laquelle se complaisait Mme de Staël et de lui rendre, par là, plus pénible encore la prolongation de son séjour en Suisse. Aussi allons-nous la voir s’informer de tous côtés si les obstacles qui s’opposaient à sa rentrée à Paris ne pourraient pas être levés. Mais elle devait au contraire apprendre que ces obstacles étaient plus difficiles à franchir encore qu’elle ne pensait et qu’à la mauvaise humeur du maître contre la fille, contre l’auteur de Delphine, s’étaient joints des griefs contre le père, contre l’auteur des Dernières vues de politique et de finances. Nous verrons bientôt comment, non sans quelque imprudence, elle prit son parti de braver ces obstacles.

Haussonville.