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ange ? sais-tu que les officiers du génie qui sont ici parlent de fortifier Genève ? Tout cela pourrait bien être absurde, mais je vois qu’ici on est affecté. Mon oncle et moi nous trouvons bien qu’il faudrait penser à changer de demeure, mais ma chère cousine ne se hâtera pas.

Adieu jusqu’à mardi, mon ange tutélaire ; fais que nos liens ne se dissolvent jamais ; je crois quelquefois que la vie est l’œuvre de la pensée. Cette nuit, quand je souffrais beaucoup, j’étais résolue à te prier de venir, sûre que je ne mourrais pas si tu étais là. Mais toutes ces idées étaient l’effet du mal de nerfs ; à présent, j’ai repris presque l’état de la santé. Adieu, adieu.


Ce lundi soir.

J’ai reçu une lettre de Lyon, de Mathieu, cher ami. Il est donc certain qu’il arrive demain à 4 ou 5 heures, et je compte sur toi mercredi matin. Permets-tu que je te prie de venir assez tôt après les lettres pour que je puisse envoyer un homme à cheval à Coppet porter une réponse, si c’était d’Ulm qu’une lettre m’arrivait ? J’ai des nouvelles de Neuchâtel où ils sont tous espérant se sauver, mais ne se pressant pas selon leur noble coutume. Le Préfet m’a paru inquiet et même choqué des propos qui se tenaient dans les cercles de Genève. L’animosité augmente contre les Anglais et devient tout à fait nationale. Il paraît que le Consul revient à Paris plus tôt qu’on ne croyait. Il y a des gens qui disent que de l’inquiétude sur Paris en est la cause. Je ne sais pas ce que cela veut dire et n’y crois pas. — Combien j’ai repensé à ce que j’ai lu ; c’est plus extraordinaire en son genre, que tout le reste de tes écrits, mais cela a pénétré mon cœur d’une nouvelle tristesse. C’est une idée du ciel que de tels sentimens, qu’un caractère comme le tien, et cela sert à empoisonner toute relation et à donner cependant un désir continuel d’en avoir une ; enfin rien n’a jeté mon âme dans un tel trouble ; c’est au delà des sentimens et des pensées que j’avais parcourus dans mes réflexions et dans mes rêveries, et, si cela étend l’existence, cela multiplie la douleur[1]. Adieu, cher ami, garde Frédéric ou renvoye-le-moi suivant qu’il te conviendrait ou non de m’envoyer quelqu’un après les lettres, s’il n’était pas dans tes arrangemens d’être ici à onze heures ou onze heures et demie. Pardon encore de cette faiblesse ; je tâcherai de la faire passer, mais on ne peut rien sur la douleur ; tant que sa griffe vous tient, il faut souffrir. — Adieu encore, être surnaturel ! Quel courage veux-tu qu’il y ait pour rien quand tant de perfections ne donnent pas de bonheur.

À cette lettre elle ajoutait ce post-scriptum où se trahit son trouble :

Cher ami, Christin vient d’être arrêté par M. de Barante[2], qui l’avait vu

  1. Je ne saurais dire quel écrit de M. Necker avait jeté Mme de Staël dans un tel trouble : sans doute quelque morceau philosophique et religieux comme M. Necker en composait beaucoup. L’année précédente, il avait fait paraître un cours de morale religieuse, qui est un véritable recueil de sermons et où il y a d’assez belles choses.
  2. M. de Barante, le père de l’historien des ducs de Bourgogne, venait d’être nommé préfet de Genève.