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Genève. Elle donnait des diners, des soupers en leur honneur. Un jour, arrivant à l’improviste, ils la trouvaient dirigeant un bal d’enfans qu’elle terminait « par une danse pour la vieille génération. » Ou bien, inaugurant les représentations qui devaient rendre célèbre, quelques années plus tard, le théâtre de Coppet, elle s’essayait dans le rôle de Phèdre, et lord John Campbell parle avec admiration « de sa puissance comme actrice, » et aussi de « sa puissance de conversation qui attirait alors une foule d’hommes, parmi les plus distingués de l’Europe. » Il reconnaît cependant que « ses manières sont sans affectation, et il admire ses yeux noirs et expressifs[1]. »

Le séjour de Coppet continuant cependant à lui paraître morose, elle alla, au début de l’été de 1803 faire un séjour à Genève dans la maison Turettini. Elle se rapprochait ainsi de ses deux amies intimes, Mme Necker de Saussure et Mme Rilliet-Huber. Mais à Genève non plus qu’à Coppet, elle ne trouvait ni charme ni repos. « La belle ambassadrice meurt d’ennui et de tristesse, écrivait à lord John Campbell Mme de Saussure, la belle-fille du grand physicien. Elle passe sa vie entre Coppet et Genève et ne trouve nulle part les ressources qu’il faut pour son cœur et son esprit[2]. » M. Necker, pendant ce temps, demeurait tranquille à Coppet, se bornant à aller voir de temps à autre Mme de Staël à Genève. Deux lettres de celle-ci vont nous montrer à quelles agitations elle demeurait en proie.

Tu as mis dans ta lettre une phrase qui m’a coûté et me coûtera longtemps des larmes. Je ne puis vivre qu’en rassemblant tous les exemples, toutes les probabilités qui confondent nos vies, et, si l’on m’ôtait ce repos contre lequel mon imagination ne lutte que trop, je détesterais l’existence. Tu es mon seul appui sur la terre. Considération, fortune, direction, bonheur, religion, tout est là pour moi. J’ai des affections ailleurs, je n’y ai point d’appui et jamais être n’a eu plus besoin d’un autre. Il faut donc, il faut que j’espère les mêmes années et c’est du fond du cœur que je souhaite que les miennes s’abrègent pour nous rapprocher plus sûrement. — Ce rhume dont tu as la bonté de t’occuper est presque passé ; j’ai eu à la place cette nuit des douleurs d’entrailles assez vives et de la fièvre. J’ai fait venir Butini et il m’a prouvé que ce n’était rien ; en effet je suis mieux depuis les petits remèdes qu’il m’a fait prendre. Ce que tu me dis sur la cité est le seul argument possible, mais tout le monde s’accorde à ne rien savoir avant mercredi. — Dans quelle situation nous allons être en Suisse[3] ! Y as-tu pensé, mon

  1. George Douglas, passim.
  2. Intimate society letters of the Eighteenth Century, t. II, p. 530.
  3. La France était à la veille d’une rupture avec l’Angleterre.