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Hier, en retrouvant par hasard un échantillon de l’ancien monde, je me suis écriée : Delphine, comme Charlotte dans Werther, s’écrie : Klopstock. En effet, quelle vérité de peinture et que j’aurais voulu pouvoir ajouter à vos tableaux celui de cette même société jugeant l’ouvrage célèbre d’un auteur célèbre. Je ne vous dis rien du jugement des puissances parce que je l’ignore absolument. Je n’ai pu joindre la seule personne en état de m’en instruire.

J’espère, ma chère petite, que cette lettre ne vous trouvera plus à Coppet ou au moins qu’elle vous trouvera prête à en partir. J’ai une extrême impatience de vous revoir et de parler enfin avec vous de cette Delphine qui est bien aimable.

M. de Chateaubriand doit vous écrire pour vous remercier, puisque, ne pouvant vous convertir, il est forcé de vous admirer.

Chateaubriand écrivait en effet à Mme de Staël une longue lettre qui a été publiée ici même[1]. Dans cette lettre, il adressait à l’auteur quelques critiques qui n’étaient pas sans fondement. Mais il la louait d’avoir prêté à l’amour un langage aussi éloquent, lorsqu’elle fait dire à la dévote Mathilde de Vernon ces mots : « Je ne sais si Dieu permet qu’on aime autant sa créature. » Et il ajoute cette réflexion singulière : « Quoi que vous en puissiez dire, il n’y a que les cœurs religieux qui connaissent le vrai langage des passions. » L’auteur d’Atala n’avait guère qualité pour reprocher à l’auteur de Delphine de faire parler à l’amour une langue un peu ampoulée. Quant aux » puissances, » pour parler comme Mme de Beaumont, Mme de Staël ne tarda pas à connaître leur sentiment. La critique officielle se déchaîna contre elle avec violence. L’ouvrage avait déplu au maître. Il le déclarait antisocial. Celui qui devait, quelques années plus tard, en user si cavalièrement avec la pauvre Joséphine, avait été choqué de l’apologie du divorce. Au lendemain du jour où il venait de signer le Concordat, il avait été offusqué du parallèle entre la religion catholique et la religion protestante, tout à l’honneur du protestantisme. Enfin, bien qu’il fût en paix avec l’Angleterre, cependant l’éloge des Anglais que contenait le livre ne pouvait que lui déplaire, car c’était rendre hommage à un pays libre, et lorsque Mme de Staël dédiait Delphine : à la France silencieuse, cette dédicace contenait une critique et un regret. Aussi, ne pouvant plus interdire la publication du livre que la censure avait autorisée, essaya-t-il, sans y réussir du reste, d’en entraver le

  1. Voyez la Revue du 15 octobre 1903.