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elle et moi, déguisés en femme. » C’était bien elle-même en effet que Mme de Staël avait peinte en Delphine, c’était bien ses générosités, ses ardeurs, ses idées sur la société, sur la religion qu’elle lui prêtait. En lisant Delphine, on croyait entendre encore cette conversation prodigieuse qui était le plus éclatant de ses dons, et par laquelle elle ravissait et subjuguait tous ceux qui l’entendaient. Mais ces raisons, un peu secondaires, ne suffisent pas à expliquer un succès pareil. Il faut reconnaître que l’amour s’exprime, suivant les temps, de façon singulièrement différente. La langue qu’il parle par la bouche de Delphine et de Léonce, et qui nous paraît si ampoulée, est bien celle que parlaient les amans d’alors, puisque ces effusions lyriques n’amenaient un sourire sur les lèvres d’aucun railleur et l’on peut s’étonner que ce sentiment éternel s’exprime de façon si changeante et si éphémère. Cette enflure, qui nous semble insupportable, fait tort à bien des observations sur la société qui sont spirituelles et fines, à certaines scènes qui sont jolies au point de vue du cœur ; ainsi celle où Delphine, trahie par Mme de Vernon, lui reproche d’avoir méconnu « sa première amitié, sentiment presque aussi profond que le premier amour. » Ce qui nous ennuie ou nous fait sourire dans Delphine intéressait et passionnait autrefois. Les archives de Coppet sont pleines de lettres de félicitations adressées à Mme de Staël. De ces lettres je n’en veux extraire qu’une ; elle est de cette exquise Mme de Beaumont, dont M. Beaunier a fait revivre tout récemment la délicate figure et qui, plus que personne, devait, ce semble, apprécier la mesure et la réserve dans l’expression des sentimens :

J’ai voulu, ma chère petite, avant de vous remercier, avoir recueilli la partie de l’opinion publique qui peut me parvenir, et elle pénètre bien lentement dans ma retraite. Un bien assuré ne donne pas de grandes jouissances. Aussi je ne vous parlerai pas de l’enthousiasme de Mme Hocquart, de sa mère, de Mme de La Briche et de tous ceux qui, vous aimant et aimant les romans, ne demandent pas mieux que de le dire. Vous ne pouvez douter de ces sortes de suffrages, mais que M. de Vaines dise : l’auteur de Delphine réunit souvent l’esprit de Voltaire à l’éloquence de Rousseau, que l’abbé Morlet (Morellet) dévore un roman moderne, qu’il le loue avec éclat ; que plusieurs personnes dont l’autorité est d’un grand poids, placent Delphine parmi les romans classiques, cela mérite, ce me semble, d’être compté.

Je ne sais rien du faubourg Saint-Germain, mais ceux mêmes qui se piquent d’une critique sévère, conviennent d’un grand talent, exaltent l’esprit, commencent à aimer ou aiment davantage l’auteur de Delphine.