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pouvoir au moins ramener un cercueil. Quelques jours après, le triste cortège arrivait à Coppet. M. de Staël fut enseveli dans le cimetière de la paroisse.

Mme de Staël fut très émue de cette mort. À une lettre de condoléance que lui adressait Pictet de Rochemont, elle répondait avec simplicité et dignité :

Il est vrai que j’ai ressenti un sentiment de douleur beaucoup plus vif que celui que j’aurais ressenti dans toute autre circonstance. Je me faisais un vrai bonheur de lui payer en soins ce que je n’avais pu lui donner en sentimens. J’avais passé six semaines à ne faire autre chose qu’arranger ses affaires, et je voulais lui présenter pour résultat sa pension de Suède et la nôtre, c’est-à-dire 16 000 livres de rente, dégagées de toute retenue. Je me donnerai encore de la peine et je ferai des sacrifices pour que ses dettes soient payées ; mais je n’ai plus de plaisir dans ce devoir. Enfin je suis très affectée de cette mort, et je ne me consolerai jamais de n’avoir pu le rendre heureux quelque temps quand il s’était de nouveau livré à moi, et qu’il m’avait retrouvée, lorsque ses mauvais amis l’avaient abandonné. À ce sentiment s’est joint l’horreur d’être seule avec lui, seule avec ses tristes restes. Je n’avais jamais vu la mort de si près et j’ai éprouvé pendant vingt-quatre heures les impressions les plus douloureuses et les plus fantastiques en même temps… Adieu, adieu. Comme la terre tremble sous nos pas ! S’il n’y avait pas une autre vie, quel misérable rêve serait celle-ci[1] !

L’été de 1802 fut consacré par Mme de Staël à préparer la publication de son roman de Delphine qui parut en automne simultanément à Genève et à Paris. L’éclatant succès de ce roman lors de son apparition, le discrédit et l’oubli complet où il est tombé aujourd’hui sont un des signes les plus frappans de la mobilité et de la variation des goûts en matière de littérature romanesque. Sans doute, dans le succès de Delphine, il faut faire la part de la curiosité. Sous certains rapports, c’était un roman à clef. On cherchait les ressemblances parmi les principaux personnages qui composaient l’entourage de Mme de Staël : on les nommait tout bas, et même probablement tout haut. On s’appliquait à percer le déguisement sous lequel elle s’était efforcée de dissimuler quelques-uns d’entre eux. C’est ainsi que la malignité publique ayant cru découvrir Talleyrand sous les traits de Mme de Vernon, cette femme indolente qui ne se donnait que rarement la peine de vouloir, mais que, son parti une fois pris, rien ne détournait de son but, Talleyrand lui-même se vengea par ce mot : « On dit que dans son roman Mme de Staël nous a peints,

  1. Biographie, travaux et Correspondance diplomatique de Pictet de Rochemont, par Edmond Pictet.