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Aussi, en fin de compte, se décidait-il à ne pas donner suite au vœu formé par Mme de Staël, et le printemps arrivé, il la laissait partir pour Coppet.


V

Mme de Staël se mettait en route dans les premiers jours de mai. Elle emmenait avec elle M. de Staël. Mais le voyage devait finir tragiquement.

Depuis quelques années, le lien conjugal s’était distendu entre Mme de Staël et son mari, avec lequel nous l’avons vue entretenir une correspondance si active, durant les années de la Révolution et du Directoire. Lui-même, au cours de sa carrière diplomatique, avait subi plus d’une vicissitude. Investi d’abord, après l’assassinat de Gustave III, de la confiance du Régent, le duc de Sudermanie, il avait négocié pour le compte de celui-ci avec la République française plusieurs traités avantageux. Puis il était tombé dans une demi-disgrâce, et avait été obligé d’aller présenter sa propre défense à Stockholm. Les relations de la Suède avec le Directoire s’étant altérées, il reçut l’ordre de quitter de nouveau Paris, et resta deux ans sans fonctions. Il avait été renommé cependant ambassadeur en 1798. Mais, en mai 1799, il fut remplacé définitivement par le baron Brinnkman. Sans fortune personnelle, M. de Staël n’avait pour vivre que son traitement d’ambassadeur, et les revenus de la dot de sa femme, depuis longtemps entamée. Libéral, généreux jusqu’à la prodigalité, il ne sut pas proportionner son train de vie à ses ressources et tomba dans de graves embarras d’argent. Son contrat de mariage lui avait garanti une pension de 20 000 francs du gouvernement suédois au cas où ses fonctions d’ambassadeur lui seraient retirées. Mais cette pension de 20 000 francs n’était payable qu’en Suède. S’il séjournait en France, elle était réduite à 10 000. Or M. de Staël ne voulait pas retourner en Suède. Aussi ses embarras d’argent allaient-ils croissant. Ils avaient été rendus notoires par la saisie qu’avait fait pratiquer chez lui Mme Clairon, en vertu d’engagemens singuliers qu’avait pris vis-à-vis d’elle M. de Staël, et qui font plus d’honneur à sa délicatesse et à sa générosité qu’à sa prévoyance[1]. Bonaparte

  1. J’ai raconté cette étrange histoire dans un volume intitulé : Femmes d’autrefois, Hommes d’aujourd’hui.