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interprété. On y verrait une rechute d’ambition et la pensée qu’il serait en crédit auprès des hommes au pouvoir, que les Consuls le viendraient voir, qu’ils prendraient ses conseils, n’était qu’une chimère.

L’un des trois, écrivait-il, me reviendra peut-être[1], et s’il faut que j’aille aux Tuileries lui rendre sa visite, s’il faut qu’on m’y voie passer, appuyé sur mon bâton, s’il faut que j’y traverse la foule, ne fût-ce qu’au milieu des cours, ne fût-ce qu’en montant l’escalier, le rouge me montera au visage en songeant que ce n’est pas le vrai rôle, le rôle d’un ancien ministre du Roi, n’eût-il pas même été signalé par un caractère fier ou honorable.

Ce retour à Paris, non seulement ne relèverait pas son crédit, mais diminuerait sa considération. Il apparaîtrait comme un monument du passé, mais comme un monument dégradé. Il décrivait ses infirmités, ses dents mauvaises qui lui rendaient difficile de causer en mangeant, sa corpulence et ses jambes enflées qui le feraient paraître ridicule. Il lui en coûterait de se montrer en cet état et d’apparaître comme un personnage grotesque aux yeux de ceux qui ne l’avaient jamais vu.

Des mobiles plus élevés achevaient de le déterminer. Il avait grande répugnance à quitter le tombeau de sa femme.

Un sentiment qui échappe au raisonnement, écrivait-il, m’attache à un dépôt qui a été mis sous ma garde, et que tant de souvenirs, tant de pensées habituelles me rappellent. Mon amie n’a pas exigé de moi de rester dans le lieu où notre tombeau serait placé, mais je suis bien sûr qu’elle ne l’aurait jamais quitté si j’étais mort le premier, et sans cesse nous avons parlé ensemble de la réunion de nos cendres.

Enfin il terminait par cette considération qui n’était pas sans noblesse :

Je tiens encore à ma retraite par le sentiment intime que je m’y suis amélioré. J’y ai fait des réflexions sur le monde, sur moi-même, sur les autres, sur les grands rapports de l’homme avec une cause suprême, et ces réflexions ont perfectionné mon caractère, ont épuré mon ambition. Quelle transition de tout cela à Paris, à Paris encore tel qu’il est ! Quelle transition vers la fin de la vie, et lorsqu’on a le plus besoin des sentimens qui doivent servir à nous consoler de notre décadence et à nous préparer à la mort ! Oui, dans ma retraite, j’ai posé des pierres d’attente, pour la route qu’il me reste à parcourir. Que deviendra tout cela, si je vais me placer au milieu de son tourbillon ?

  1. M. Necker pensait sans doute à Lebrun avec lequel il avait d’anciennes relations.