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autres, les raisons dans les deux sens et de ne se décider qu’après en avoir fait en quelque sorte l’addition et la balance. C’était ce que M. Necker appelait s’entretenir avec lui-même. Les archives de Coppet contiennent le manuscrit de plusieurs de ces entretiens, sur grand papier, à mi-marge, d’une écriture qui n’est pas celle de M. Necker, mais avec de fréquentes corrections ou additions de sa main. L’un de ces manuscrits débute ainsi :

Ma fille désire, avec ardeur, avec passion, que j’aille m’établir à Paris. Ce vœu de sa part est naturel. Le premier motif est le sentiment qui nous attache l’un à l’autre et l’aide dont je lui suis encore par son entière confiance et par mes conseils. Enfin, pour elle comme pour moi, chacune de ces séparations est cruelle.

Il énumère ensuite les principales raisons qui militent en faveur de ce séjour à Paris : épargner à sa fille la fatigue d’un voyage annuel ; lui permettre, en demeurant toute l’année à Paris, d’élargir encore le cercle de ses relations au lieu d’être obligée de les suspendre pendant plusieurs mois, et augmenter ainsi l’influence et l’éclat de son salon ; étendre sur elle une protection qui ne serait pas sans efficacité contre l’hostilité persistante des personnes en puissance et en crédit ; enlever aux malveillans le prétexte de dire qu’elle devrait aller rejoindre son père, et, en venant au contraire s’établir avec elle, transformer par avance son éloignement éventuel en un véritable exil ; enfin facilités plus grandes pour gérer sa fortune et en particulier poursuivre le recouvrement des deux millions laissés, par lui, au Trésor.

Mais après avoir énuméré ces raisons, M. Necker passait à l’examen de celles qui s’opposaient à son retour et elles lui paraissaient infiniment plus fortes. Il n’ignorait ni la rancune tenace que lui portaient les émigrés, même ceux qui étaient rentrés en France et qui persistaient à voir en lui l’auteur de la Révolution, ni la haine dont le poursuivaient encore les Jacobins, autrefois combattus et depuis lors dénoncés par lui dans ses ouvrages. La retraite où il vivait avait peu à peu amorti ces rancunes et ces haines. Mais qu’il vint à reparaître sur un grand théâtre, aussitôt elles se réveilleraient, et Mme de Staël elle-même en ressentirait aussitôt le contre-coup. Quant à l’aide qu’il pourrait lui prêter, et à la protection dont il pourrait l’environner, c’était une pure illusion. Son retour serait mal