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annuelles devenaient de plus en plus insupportables à Mme de Staël. Aussi avait-elle conçu le dessein de ramener son père avec elle à Paris. Mais ce n’était pas seulement son amour filial qui lui avait suggéré cette pensée. Elle se figurait que la présence de son père auprès d’elle, la considération dont il serait environné, lui viendrait en aide au milieu des difficultés de sa vie, l’entourerait d’une protection bienfaisante, déjouerait les malveillances dont elle se sentait l’objet et l’aiderait par d’utiles conseils à échapper aux périls dont elle se sentait environnée. Elle rêvait plus. Les attaques, les injures, les calomnies dont son père avait été abreuvé ne lui avaient pas fait oublier complètement les beaux jours de la Révolution où il était l’idole de tout un peuple. Elle espérait qu’il éprouverait le bénéfice de l’apaisement des passions, qu’un revirement de l’opinion publique s’opérerait en sa faveur et qu’il verrait se produire un retour de sa popularité d’autrefois. Elle le voyait déjà sollicité de donner son avis non pas seulement sur les affaires financières, distribuant des conseils à ceux qui viendraient les lui demander, et pratiquant à Paris même cette « magistrature de vérité, » suivant une expression dont elle-même devait se servir, que, de Coppet, il s’était efforcé d’exercer par ses écrits politiques. Au retour de M. Necker à Paris, son cœur, son intérêt, son orgueil filial trouveraient donc tout à la fois leur compte, et elle apportait à obtenir l’acquiescement de M. Necker à ce projet l’ardeur passionnée qu’elle déployait pour tout ce qui était l’objet d’un désir de son cœur.

M. Necker ne partageait pas ces illusions ; il se rendait mieux compte à quel degré, aux yeux des nouvelles générations, il était un homme du passé, combien les idées et les principes politiques auxquels il était demeuré fidèle répondaient peu et mal à l’état présent des esprits, et jusqu’à quel point, aux yeux de ceux qui ne l’avaient jamais vu, ou qui l’avaient oublié, il apparaîtrait, ne fût-ce que par son aspect extérieur, avec la coiffure poudrée et bouclée qu’il n’avait jamais cessé de porter, comme un personnage archaïque et démodé, comme un revenant. Mais il lui était pénible de refuser quelque chose à sa fille, dont les instances répétées le jetaient dans une perplexité douloureuse. Les archives de Coppet contiennent trace de ces perplexités. C’était l’habitude de M. Necker, quand il avait quelque parti à prendre, de coucher par écrit, les unes après les