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4 mars.

Le bon P.[1] est venu me voir ce matin, enchanté d’une lettre qu’il venait de recevoir de toi du 8. Il fronçait le sourcil sur un bruit qui s’était répandu d’un concordat avec le Pape, mais dont les conditions ne peuvent être telles qu’on les débitait, et avec le Consul, sur le connu je juge l’inconnu.


12 mars.

J’ai toujours présent, en prenant la plume pour t’écrire, que tu m’as demandé une décision sur notre grande question avant ton départ, et cette idée m’afflige et m’abat. Car il faudrait auparavant que je t’entretinsse longuement après m’être entretenu sans cesse avec moi-même, et je me sens découragé de toutes manières. Ton oncle, à qui j’ai beaucoup parlé, causera avec toi, mais, dis-moi pourquoi tu veux ce que tu appelles un oui ou un non avant ton départ ? Nous nous faisons malheureux l’un l’autre et je ne t’accuse point, car j’entre dans ta situation de tout mon sentiment, mais tu ne veux voir qu’une seule chose. Je suis aussi dans ce moment en mélancolie physique à cause de cette affection rhumatismale qui s’affaiblit avec lenteur et qui m’oblige à un régime sévère ; tout cela n’est que chronique et le médecin me dit guéri.


Partie le 20 mars.

J’ai reçu ta lettre du 20 ventôse, finie le 22. Quel froid de tristesse y apparaît ! Ne reçois-tu donc aucun secours de tout ce qui t’entoure ? Je quittais Mme Browne[2] lorsque je l’ai reçue et nous avions passé une heure à parler de toi. Tu lui paraissais une femme comblée des faveurs de la Providence. Mais il est vrai qu’elle faisait surtout la récapitulation des divers charmes de ton esprit sans pareil et de tes succès universels. Elle me dit en parlant des Pictet qu’ils lui parlaient de toi comme elle l’aimait, qu’ils lui avaient dit l’autre jour qu’à ton esprit, à tes grâces, il fallait ajouter encore trois mérites que ton plus ardent ennemi ne pourrait te contester : de n’avoir jamais dit du mal de personne ; de n’avoir jamais abandonné un ami ; de n’avoir jamais négligé l’occasion de rendre un service. Qu’est-ce que toutes ces défaveurs d’un moment près de si beaux hommages ?

Un M. Dugald Stewart, un Écossais vivant à Edimbourg, a nouvellement publié un livre ayant pour titre : Philosophy on human life et, en parlant de l’influence de l’imagination sur le caractère, il avoue ne pouvoir rien dire de mieux sur ce sujet que deux ou trois pages de tes lettres sur Rousseau et il les transcrit littéralement. Quel malheur seulement que Mme Luci ou Lucé[3], — je n’ai pas pu lire le nom, ce qui rend mon jugement un peu hasardé, — quel malheur que Mme Luci ou Lucé ne te présente pas à Mme Buonaparte ; c’est là tout ce qui manque à ton éclat. Tu vis au milieu

  1. Sans doute un des deux Pictet.
  2. M. Necker parle ici de Frédérique Brun, la romancière danoise, amie et correspondante de Bonstetten, avec laquelle Mme de Staël s’était liée. Les Archives de Coppet contiennent un assez grand nombre de lettres de Frédérique Brun.
  3. La comtesse de Lucé était une des dames attachées à Joséphine.