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salon. Elles les vengea d’un mot spirituel. Quelqu’un ayant dit devant elle que le Tribunat avait été « épuré : » « Vous voulez dire écrémé, » répliqua-t-elle. Le mot fut rapporté à Bonaparte. À la première impression, l’épigramme ne lui déplut pas parce qu’elle avait d’un peu dédaigneux pour les membres conservés du Tribunat, qui n’avaient guère l’heur de lui plaire davantage. Mais à la réflexion il s’en offensa. Son irritation s’accrut d’un autre propos attribué à Mme de Staël, bien qu’en réalité le mot eut été fabriqué par Rœderer, et que Mme de Staël n’eût probablement fait que le répéter avec complaisance. On sait l’aversion que Bonaparte professait contre ceux qu’il appelait les idéologues et ses fréquentes sorties contre eux. Mme de Staël l’aurait traité d’ « idéophobe. » « Cela sent sa Mme de Staël d’une lieue ! s’écria-t-il quand le propos lui fut rapporté. C’est gentil. Ah ! elle veut la guerre. Idéophobe. C’est gracieux ! Pourquoi pas hydrophobe ? » et, achevant de s’emporter, il dit à Lucien Bonaparte, en présence de son frère Joseph, témoin de la conversation : « Avertissez cette femme, sans plus tarder, que je ne suis ni un Louis XVI, ni un Reveillère-Lepeaux, ni un Barras. Conseillez-lui de ne pas prétendre à barrer le chemin, quel qu’il soit, où il me plaira de m’engager ; sinon, je la romprai, je la briserai ; qu’elle reste tranquille, c’est le parti le plus prudent[1]. »

Nul doute que cette conversation n’ait été rapportée à Mme de Staël par Lucien ou par Joseph Bonaparte, plus vraisemblablement par ce dernier, qui se montra toujours pour elle, comme nous le verrons, un ami fidèle et un protecteur impuissant. Plus prudente, Mme de Staël aurait tenu compte de cet avertissement. Elle n’en fit rien. « Je crois bien, dit-elle dans les Dix années d’exil[2], que je me laissai aller à quelques sarcasmes. » Son imprudence alla même plus loin. Il est difficile de savoir dans quelle mesure elle fut, sinon complice, du moins confidente du peu sérieux complot qui s’ourdissait dans l’ombre au profit de Bernadotte et dont le but était de le porter à la place du Premier Consul. Plusieurs des compagnons d’armes de Bernadotte cherchaient à se mettre d’accord avec lui et à trouver un moyen d’exécution. « Pendant que toute cette négociation très dangereuse se conduisait, continue Mme de Staël, je voyais souvent

  1. Lucien Bonaparte et ses Mémoires, p. 233 et suiv.
  2. Dix années d’exil. Édition nouvelle, p. 69.