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se retirer doucement. Il faut savoir se vaincre pour son intérêt quand on ne peut rien obtenir par la bataille. Je pense que ta cousine n’aura pas laissé paraître qu’elle t’avait instruite. Tu es, chère amie, condamnée à l’envie ; elle prendra des armes contre toi où elle pourra, mais tes nombreux amis, ton salon même, sans rien dire de ta renommée, seront plus forts que ces petites insurrections de l’amour-propre fâché du bruit que tu fais. Appelle-moi, je le veux bien, mais pour un plus grand combat.

La dernière lettre que j’ai de toi est du 12 frimaire. Ta mélancolie me fait une peine extrême. Ta situation n’est-elle pas établie ? Il est certain que cette manière de te laisser dire par ta cousine tous les petits propos qui te concernent est un agacement continuel. C’est, comme tu le dis fort bien, écouter aux portes, et cela ne vaut rien pour le bonheur. Quelle gaucherie que tout cela. Ah ! sans doute, tu aurais besoin d’une sauvegarde. Et moi j’aurai ? besoin d’une force agissante égale à mon sentiment pour toi.


26 décembre.

Voici ce que j’ai lu dans une lettre de Paris : « La maison de Mme de Staël est plus brillante que jamais et tout ce qu’il y a de plus marquant, de plus saillant vient y porter son tribut d’hommages. » J’ai joui de ce récit, et puis je gronde un peu ma chère Minette de ce qu’elle me réserve toujours la part mélancolique. Encore si je pouvais y faire du bien, je n’envierais rien.

On accourt à Lyon pour voir le héros, l’homme unique, ainsi que tu l’appelles[1].

III

Cette lettre de. M. Necker est la dernière de l’année 1801. L’année 1802 devait voir la reprise des démêlés de Mme de Staël avec Bonaparte et le commencement de ses épreuves.

Le pouvoir et le prestige de « l’homme unique « allaient croissant chaque jour ; mais chaque jour aussi sa main se faisait sentir plus lourde. Au cours de l’année 1801, il avait supprimé plusieurs journaux dont l’indépendance le gênait. Il ne voulait plus de la liberté de la presse. Au début de l’année 1802, il supprima l’opposition parlementaire dont il ne voulait pas davantage. À son instigation, le Sénat, usant de son droit constitutionnel, fit sortir du Tribunat vingt et un membres qui s’étaient signalés par leurs critiques de certaines dispositions législatives proposées par le Premier Consul. Les principaux étaient Benjamin Constant, Daunou, Chénier, Ginguené. Tous comptaient parmi les amis de Mme de Staël et les habitués de son

  1. Une assemblée de représentans de la République cisalpine était en ce moment réunie à Lyon et le Premier Consul devait s’y rendre.