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Dimanche à 5 heures du matin.

Nous sommes raccommodés, ton neveu et moi, et aussi il est resté lui-même trois heures au milieu des bois pour prix de son égoïsme, et il a promis de nous laisser passer. Mais j’avais besoin de m’adresser à mon gros chat pour qu’il vînt en pensée au secours de ma colère. Adieu, mon ange à moi, qui m’aime mieux que les autres et que j’aime plus que tout au monde.

Pour quelle raison ces deux lettres sont-elles les seules de l’année 1801 qui aient été conservées ? Je ne saurais le dire. Une seule chose est certaine, c’est que les autres ont été égarées ou détruites. Pour suivre Mme de Staël, il nous faut maintenant retourner à la correspondance de M. Necker, qui allait la reprendre avec régularité, et dont je continuerai d’extraire les fragmens qui me paraissent de nature à présenter quelque intérêt général.

Sans date.

Je ne t’aurais pas écrit aujourd’hui, ma chère Minette, si je pouvais différer de t’exprimer par quelques mots l’émotion que m’a causée ton billet de Poligny. Je te vois sans cesse sur le penchant de cette montagne regardant le ciel et pensant à ton ami, à lui ton protecteur, non par ses droits, mais par ses ardentes prières. Je voudrais aussi remplir auprès de toi toutes les places où l’on peut te servir de sauvegarde ; il n’en est aucune que je rebutasse, aucune qui ne me fût chère.

J’ai eu quinze jours de très bonne force, et puis des malingreries morales et physiques m’ont enlevé mon tems. Heureusement qu’il n’est pas nécessaire, comme autrefois, à la chose publique. Mon voisin qui rêve aux corneilles a fait une République platonique après avoir discuté ce qui est, et en vérité ce n’est pas tellement mal qu’avec un an de travail, il ne pût en faire quelque chose, mais il faudrait pourtant qu’un homme de plus d’esprit s’en mêlât[1]. Je crois toujours que ce n’est pour personne le tems d’écrire et pourtant je me reconnais juge imparfait de certaines circonstances. Et de plus, tout est cultivé, ce me semble, en serres chaudes, ce qui avance ou dénature les saisons. Je crois beaucoup au tems et à la nécessité de lui laisser sa part : c’est ce qu’on ne voit pas assez au milieu du mouvement de Paris où l’on est alors disposé à croire que les causes et les effets se touchent.

Je pense comme toi et tous les jours davantage que Bonaparte est un homme unique, et c’est l’acclamation de l’Europe. Combien les Anglais me

  1. Le voisin qui rêve aux corneilles » est M. Necker lui-même qui mettait alors la dernière main à l’ouvrage intitulé : Dernières vues de politique et de finances. D’accord avec Mme de Staël, il en avait remis à l’année suivante la publication. Nous aurons à revenir sur cet ouvrage.