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et si je retournais, le seul charme de ta présence m’ôterait la force de te demander même la vie, si mon insistance te déplaisait. Pourquoi voudrais-tu donc abuser de ce charme ? Change-t-il rien au fond du cœur, et quand vingt fois ta grâce angélique enchaîne la plainte sur mes lèvres, en dévore-t-elle moins mon âme ? Ah ! je te l’affirme, cette vie de séparation est impossible, et j’aimerais mieux, comme je ne sais quel jeune homme chez les anciens, m’ensevelir sur les limites des deux patries, qu’éprouver encore ce que j’ai senti cette fois. Je ne suis point mobile, mais ton empire, mais ta perfection, mais ta nature céleste, compriment souvent ce que je ne cesse jamais de désirer. Ah ! j’ai pour toi le plus tendre, le plus passionné des sentimens ; veux-tu l’empoisonner par le malheur ? Je ne t’admirerai pas moins si tu me refuses, mais chaque douleur s’unira à ton souvenir, tandis que ta présence fait naître à tous les instans une nouvelle jouissance. Penses-y ; rien ne peut concilier mon bonheur avec la séparation, rien, jamais rien, et quand tu m’auras soulevée quelquefois, je retomberai toujours dans le désespoir. Que suis-je loin de toi ! Sans toi, mon être intérieur se désorganise, et l’autre vie, si elle existe, c’est à toi seul que je puis la devoir.

Ma pauvre cousine, toute aimable et toute douce, s’est coupé le doigt assez cruellement à la cure, en se servant à l’inverse de ces couteaux qui plient ; penses-y pour n’en avoir pas ; — ta grosse fille ne s’est fait aucun mal, elle en avait assez d’ailleurs. — Nous attendons mon cousin, je finirai ma lettre après l’avoir vu.

J’ai été un peu plus contente de ce que m’a dit le cocher. En lui remettant mon billet, il m’a assuré qu’il aimerait mieux être tué que te verser et je l’ai bien confirmé dans sa préférence, car, moi aussi, j’aimerais mieux me tuer que de te voir verser, et je vaux bien Richer.

Mon cousin arrive, cher ami ; il me dit qu’il t’a vu ; je voudrais, à chaque poste, rencontrer un visage qui eût vu le tien, le tien qui est le plus noble, le plus expressif que je connaisse. Adieu, ange, ange à moi sur cette terre ; n’oublie pas le dernier mot que tu m’as écrit ; j’y pense sans cesse.

De Poligny, la première petite ville que l’on rencontre, au sortir des montagnes du Jura, elle écrivait encore à son père :

Samedi soir.

Me voilà hors des montagnes, cher ami, mais nous avons eu la fin de journée la plus pénible grâce à l’insigne personnalité de mon cousin qui, voulant avoir des chevaux là où il n’y en avait pas, nous a fait mettre des rosses indignes et qui reculaient dans les montagnes. Oh ! comme j’ai pensé à toi ; je regardais les nuages, et il me semblait que je te parlais ; si tu avais été là, quelle aimable colère aurait calmé la mienne ! Le petit Albert était gentil[1] ; on voyait qu’à dix-huit ans il n’aurait pas souffert qu’on tyrannisât sa mère. Mais je me sentais perdue et tremblante, non du danger qui n’était pas grand, mais de cet isolement de tout secours en sortant d’auprès de toi dont l’intérêt enveloppe ma vie. Adieu, ange.

  1. Le dernier enfant de Mme de Staël.