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comme on dirait aujourd’hui, elle y avait passé à tout prendre un hiver et un printemps paisibles. Le Premier Consul ne témoignait vis-à-vis de M. Necker d’aucun sentiment d’hostilité depuis l’entrevue qu’ils avaient eue à Genève. Pourquoi M. Necker ne viendrait-il pas s’établir à Paris avec sa fille ? Mme de Staël le voyait déjà entouré d’honneurs, faisant l’ornement de son salon, visité, consulté peut-être par tous ceux qui prenaient part aux affaires et aidant ainsi sa fille à exercer cette influence et ce magistère politique auquel elle aspirait. Probablement dans les dernières semaines qui précédèrent son départ, elle s’ouvrit à son père de ce désir. Mais M. Necker, plus judicieux appréciateur de sa propre situation que ne l’était sa fille, ne voulut point entrer dans ce projet auquel Mme de Staël devait revenir, l’année suivante, avec une insistance que nous verrons. Cette discussion entre eux semble avoir ajouté à la tristesse de la séparation. Chaque départ était au reste un drame au cours duquel le père et la fille s’efforçaient de se dissimuler mutuellement la vivacité de leurs regrets. Sous le toit de Coppet, ils s’écrivaient, de chambre à chambre, mais ils ne se parlaient pas ou à peine. Ainsi en témoigne ce court billet que, la veille ou le matin de son départ, M. Necker adressait à sa fille :

Chère amie, j’ai cru remarquer avant-hier que tu approuvais le désir que j’avais d’éviter un dernier déchirement. Je t’embrasse du fond d’un cœur passionné pour toi. Je prendrai soin de tes dépôts et de ton ami ; tu lui as rendu, par ton charme et ton amitié, un sentiment de crainte qu’il avait perdu. Adieu, chère Minette, bon courage.

Mme de Staël ne partait pas seule cette fois. Elle avait pour compagne de route sa plus chère amie, Mme Necker de Saussure, la fille du grand naturaliste, qui avait épousé le fils du frère aine de M. Necker, celui que dans ses lettres il appelle souvent Germani. Bien qu’elle trouvât assurément dans cette compagnie un adoucissement à sa douleur, cependant, du premier relais de poste après la frontière, elle adressait à son père cette lettre qui n’est qu’un long sanglot.

Morez, vendredi soir.

Hélas ! cher ange, je n’ai à t’entretenir que de sentimens douloureux. Cette route, tant de fois parcourue dans ce sens avec des souvenirs toujours déchirans, me retrace ce que j’ai souffert, pour ajouter à ce que je souffre. Je ne puis concevoir comment je suis partie sans avoir rien obtenu de toi,