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ménage. Il connaissait Mme de Staël depuis son enfance. Aussi entretint-elle avec lui, trente années durant, une correspondance affectueuse[1]. Après avoir longtemps vécu à Paris, Meister était établi à Zurich, son pays d’origine. Aussi Mme de Staël, qui continuait de travailler à son roman de Delphine, s’adressait-elle à lui, avec un souci de l’exactitude et de la couleur locale qui surprend un peu chez elle, pour lui demander des renseignemens sur un certain couvent de Seckingen, situé entre Bâle et Schaffouse, où elle voulait trouver un refuge pour son héroïne. « Le noviciat est-il long dans cet ordre ? lui écrivait-elle. Un évêque pourrait-il en dispenser ? » Et elle ajoutait : « Tous les détails que je pourrais savoir sur les règlemens de cet ordre, la liberté qu’il laisse, son histoire, qui l’a fondé ? le livre où on en parle, me seraient très utiles. « Dans une autre lettre, elle s’abandonnait à son « humeur boudeuse » qui ne trouvait pas beaucoup d’écho chez Meister, assez récemment revenu d’un voyage en France et « ennemi déclaré de toutes les révolutions. »

Que dites-vous de toutes ces paix, lui écrivait-elle, et de l’indifférence de Paris à côté des transports de Londres ? La paix était bien plus utile cependant à la France qu’à l’Angleterre. N’en concluriez-vous pas par hasard que la liberté est de quelque chose dans l’intérêt que les peuples prennent à leur destinée… Bonaparte, très en colère de l’impassibilité de Paris, a dit à ses courtisans réunis : « Que leur faut-il donc ? » Et personne ne s’est levé en pied, ou rassis, s’il était debout, pour lui dire : La liberté, citoyen consul, la liberté !… Vous voyez que je me laisse aller à mon mouvement naturel, mais je vais rentrer dans les chaînes et l’amusement, qui énerve aussi l’âme, et je me tairai six mois[2].

Mme de Staël rentrait volontairement « dans les chaînes, » c’est-à-dire à Paris, au mois de novembre. Durant les dernières semaines de son séjour, un dissentiment, le premier, s’était élevé entre elle et son père. « Ces séparations, écrivait-elle quelques années auparavant, sont le malheur de ma vie. J’aimerais mieux mourir que d’exister longtemps avec tant de peines. » Les mêmes peines se renouvelaient cependant, chaque année plus cuisantes. Aussi Mme de Staël avait-elle conçu la pensée de ramener son père avec elle à Paris. Rien à ses yeux ne s’opposait à ce dessein. Bien que tenue un peu à l’écart par le monde officiel,

  1. Cette correspondance a été publiée en 1903 par MM. Paul Ustéri et Eugène Ritter. Les réponses de Meister sont à Coppet.
  2. Lettres de Mme de Staël à Meister, p. 172-173.