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chez elle, elle aurait pu appliquer ce que, durant cette période d’accalmie et d’apaisement des passions, elle écrivait à Joseph Bonaparte, en lui décrivant un bal auquel elle avait assisté : » Chez un officier russe, toutes les sociétés de Paris s’étaient réunies, l’aristocratie, la démocratie et, comme Ovide le dit de l’âge d’or, les loups paissaient tranquillement à côté des moutons[1]. »

La correspondance de Mme de Staël avec son père avait repris dès son retour. L’admiration de M. Necker pour Bonaparte allait croissant. C’était le moment où le Premier Consul, accepté comme médiateur par la Suisse, préparait un plan de constitution pour les cantons qui allaient constituer la Confédération Helvétique. M. Necker se réjouissait d’apprendre que Bonaparte donnait la préférence à un gouvernement fédératif à la tête duquel ne serait point placé un chef unique, et il ajoutait : « Il ne doit y avoir qu’un consul dans le monde, comme il n’y a qu’un Buonaparte. »

Quelques fragmens de ses lettres, durant l’hiver de 1801, vont encore nous le montrer judicieux appréciateur des événemens et sage conseiller de sa fille dont il s’efforçait de calmer les agitations.

3 frimaire.

J’ai reçu ta lettre du 24 où je vois avec plaisir la continuation de l’enthousiasme public et le tien propre. Je suis tout à fait en peine de ce que tu me dis sur ta santé et de tes insomnies. C’est ainsi que des maladies de bile arrivent. Il n’y a pas le sens commun à tes regrets. D’abord, je n’en crois pas la cause réelle, et puis, quand cela serait, qui peut s’affliger de n’avoir pas vu l’avenir ? Qui pourrait même croire assez à ses facultés pour voir bien le présent ? Souvent ce qu’on regrette eût fait notre mal et je pourrais très bien appliquer cette observation à ton cas particulier. Mais aujourd’hui, ce n’est qu’un mot de sensibilité et de morale que je t’adresse, et je l’accompagne de tous les sentimens que tu peux deviner.

Je reçois ta lettre du 2 nivôse. Quelle véhémence ! Quelle peinture désespérante ! Pourrait-on croire que tout cela est écrit par une personne qui fait envie à tout le monde du moment par sa situation et son éclat dans la société ? Je suis bien persuadé que tu exagères les exceptions qui se présentent dans ta route. Oh ! que tu es faible avec tant de raisons d’être forte et qu’importe que tu ne sois pas invitée aux fêtes publiques quand aucune

  1. Le texte de cette lettre, qui m’a été obligeamment communiqué par le comte Primoli, héritier des papiers du roi Joseph, n’est pas tout à fait conforme à celui que Du Casse a publié dans les Mémoires de Joseph Bonaparte, t. X, p. 417.