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communiquée aussi librement s’il n’avait pas eu le sentiment de trouver chez elle un écho :

On va encore appeler cela la fortune de Bonaparte, tandis que ce n’est que le résultat d’une combinaison parfaite, car la bêtise même de Mêlas était calculée, comme on peut calculer une comète. On ne se trompe pas lorsqu’on est arrivé à des données sûres sur les hommes. La vie de notre héros a de grands et beaux momens, mais il n’y en eut jamais un de cette grandeur : le sang épargné, ce malheureux Gênes rendu à lui-même, ces infortunées victimes de la barbarie stupide de l’Autriche arrachées à ses fers, cette armée qui défile à travers dix-neuf places fortes qu’elle remet sans avoir osé combattre, cette paix et ce calme rendus dans un instant à ces misérables peuples d’Italie, non, jamais il n’y eut tant de bienfaits, tant d’avantages réels d’une seule action et d’un seul homme.

Un correspondant, qui ne signait point et dont l’écriture m’est inconnue, allait même plus loin, et peu s’en fallait qu’il n’associât les habitans de Coppet à la gloire de Marengo :

C’est donc de Coppet, madame, que sont partis les foudres de guerre qui viennent de pulvériser l’armée de Mêlas et les ambitieux projets de mon bon ami le baron de Thugut (car il est bon que vous sachiez que je l’ai beaucoup connu). C’est à Coppet que Berthier a diné en se mettant en route avec son chef d’état-major Dupont et tous leurs aides de camp qui se sont collectivement et sommairement distingués. En vérité, madame, je suis ravi que Coppet et ses habitans se lient à cette remarquable campagne. Monsieur votre père a dû se rencontrer avec le Premier Consul à Genève. Et vous, madame, l’avez-vous vu ? Ah ! s’il vous connaissait comme moi, son goût pour tout ce qui est remarquable, le vôtre pour ce qui est grand, je dirai même extraordinaire, vous auraient bientôt rapprochés[1].

Mme de Staël elle-même cédait à l’enthousiasme. C’est l’expression dont elle se sert dans une de ses lettres de cette époque. Après tout un été et un commencement d’automne passés à Coppet, elle revenait à Paris apaisée dans son esprit d’opposition. Elle était heureuse d’y goûter « le plaisir de causer et de causer à Paris qui, je l’avoue, a-t-elle écrit, a toujours été pour moi le plus piquant de tous. » Elle s’empressait de rouvrir son salon et jouissait d’y voir, paisiblement réunis, des hommes autrefois ardemment divisés, républicains modérés, anciens constitutionnels, émigrés rentrés. Aux réunions qui se tenaient périodiquement

  1. La méfiance qu’inspirait alors la poste était telle que cette lettre, bien peu compromettante cependant, porte la suscription suivante : « À la citoyenne Françoise Complainville à Coppet par Genève. Canton Léman. »