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de « transcendant » dans la conversation de Bonaparte, et s’il fallait en croire l’auteur du Mémorial de Sainte-Hélène, Bonaparte n’aurait vu dans M. Necker qu’ « un lourd régent de collège bien boursouflé. » « Il ne savait même pas, aurait-il dit, comment on faisait le service avec des obligations du Trésor. » Mais il ne faut pas oublier que les Dix années d’exil, d’une part, et le Mémorial, de l’autre, datent d’une époque bien postérieure, où Mme de Staël avait des griefs contre Bonaparte, et Bonaparte des griefs contre Mme de Staël. Il convient de n’accorder qu’une médiocre confiance à ce double rapport qui pourrait bien avoir subi la double déformation de la rancune et du temps. Nous verrons tout à l’heure que l’admiration de M. Necker pour Bonaparte allait croissant. Il n’est donc pas probable qu’après avoir causé une ou deux heures avec lui, il se soit exprimé d’une façon aussi dédaigneuse. D’autre part, bien que Bonaparte dut, par la suite, concevoir une assez vive irritation contre M. Necker, il paraît cependant avoir toujours parlé de lui avec égards.

La conversation ne roula pas seulement entre eux sur des questions de finance, M. Necker en profita pour entretenir Bonaparte de la situation de sa fille et pour expliquer, atténuer l’opposition que Mme de Staël aurait marquée contre certains actes du Premier Consul. « Je ne blâme point qu’on critique le Gouvernement, lui aurait répondu celui-ci, pourvu qu’on le fasse avec convenance et modération. » Mais où s’arrêtait la modération et où commençait l’inconvenance ? Bonaparte et Mme de Staël ne plaçaient point la limite au même point. Aussi ne devaient-ils pas demeurer longtemps d’accord. Provisoirement cependant, une sorte de trêve semblait conclue et Mme de Staël pouvait au mois de juin écrire à Gérando que Bonaparte s’était montré aimable pour son père et pour elle.

Quelques semaines après, la victoire de Marengo portait au pinacle la gloire de Bonaparte. Haller, cet ancien trésorier de l’armée d’Italie qui, l’année précédente, voulait « avoir une affaire d’honneur avec Bonaparte, » parce que celui-ci semblait mettre en doute sa probité[1], épanchait son enthousiasme dans une lettre à Mme de Staël à laquelle il ne l’aurait sans doute pas

  1. Voyez la Revue du 1er mars.