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la théologie se combine avec les instincts paysans, cette difficulté on ne l’aperçoit pas. Au culte du moi, souci de naguère, comme s’est magnifiquement ajoutée l’intelligence du non-moi !

Quelle peinture, celle-ci ! peinture et du paysage et des âmes ! De Tilly-sur-Seulles et de la compagnie de Vintras, les trois Baillard sont revenus à leur village lorrain, tout occupés, tout infatués de surnaturel. Et ils ont reçu, avec cérémonie, la visite de leurs ouailles. On les a félicités de leur retour ; ils ont parlé, ils ont promis des révélations, Léopold avec un grand air épiscopal, les autres avec des mines averties. Maintenant, le soir tombe ; les gens sont partis et, autour des trois prêtres, il ne reste plus que la douce intimité des frères et des sœurs, humbles, timides et tendres. C’est l’heure de souper ; elle assemble dans la cuisine, auprès des voyageurs arrivés, frère Martin et frère Hubert, sœur Thérèse et sœur Euphrasie, sœur Marthe et sœur Lazarine, bonnes âmes que la tribulation n’a pu effaroucher. Alors : « Comme ils sont contens ! Pour la première fois, depuis la grande dispersion et depuis qu’ils ont formé un nouveau foyer, ils reçoivent leur Supérieur. Autour de la table, sous la pauvre lumière d’une lampe, ils forment une petite société d’amis vérifiés par le malheur. Paysage charmant et singulier que cette tablée de prêtres, de frères et de nonnes, un très vieux paysage. Tous ces gens rassemblés là, avec leurs soutanes fatiguées, leurs robes à lisérés bleus, leurs collerettes, leurs larges manches retroussées et leurs cornettes, font moins penser à des gens d’église qu’à des terriens de l’ancienne France. A leurs traits, à la rudesse de leurs manières, à la franchise salubre de leurs attitudes, on croirait voir un de ces tableaux où le grand artiste Le Nain peignait des paysans du XVIIe siècle, assis autour d’une table avec du vin et des femmes pour les servir. » Déjà le lecteur songeait aux tableaux de Le Nain, quand l’auteur les cite : alors, la vision, déjà complète, a la solidité d’une certitude. Or, toute la longue histoire des Baillard est ainsi peinte dans son atmosphère. Les épisodes se succèdent ; ils sont extrêmement variés, allant du rêve le plus solitaire aux plus violentes bagarres. Et la lumière change, de scène en scène ; elle change, mais dans une atmosphère continuellement la même et qui donne aux différentes clartés une touchante analogie. Nous sommes en un coin du monde, et où la vie peut multiplier ses fantaisies, voire les plus exubérantes, sans échapper à nos regards, qui ne perdent rien d’elle.

Comme naît d’une plante la profusion des feuilles et des fleurs, la quantité de leur dessin, de leurs nuances, l’atmosphère de la colline colore ensemble tous les personnages qui sont nés parmi elle : leur