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ne va pas s’éteindre : il y a, pour la nourrir, tous les sentimens les plus divers, anciens et nouveaux, ceux qui couvent depuis des siècles comme les grosses bûches d’un foyer, ceux qui flambent comme des fagots sans cesse jetés sur un feu profond. Sorti de la Chartreuse et dégagé de sa pénitence imparfaite, Léopold Baillard ne se soumet aucunement ; et il exaltera le vif entrain de ses deux frères.

Il est éperdu, quelques jours. Mais on lui a parlé de Vintras. l’extraordinaire bonhomme Vintras, absurde et malin, qui a fait tous les métiers, le métier d’enfant trouvé, celui de commis libraire et d’ouvrier tailleur, de marchand forain, de domestique, de garçon de café, de relieur, et qui, ayant reçu la visite de saint Michel archange, s’est pour finir établi thaumaturge. Vintras, à TilIy-sur-Seulles, multiplie à foison les miracles, devient le prophète Élie réincarné, l’organe de Dieu, annonce un christianisme imprévu et prodigieux, lance des paroles de terreur et d’extase.

Léopold Baillard était, sans le savoir, une âme en peine d’hérésie ; il avait le tempérament de l’aventure : et il lui manquait seulement la doctrine. Vintras la lui donna. Dangereux cadeau ! Et Léopold Baillard, en Lorraine, promulguera passionnément la doctrine de Vintras. il fondera une petite église. Il réunira autour de son erreur enchantée un troupeau de fidèles que touche son éloquence et que tourmente son prestige. La colline de Sion frémira d’espoir et de révolte. Elle méprisera l’autorité de l’évêque, l’autorité de Rome. Il y aura un duel d’influence, une rivalité acharnée, entre ces deux puissances : l’aguichant désordre que les Baillard susciteront dans les esprits, dans les cours, et l’ordre qu’impose infailliblement l’Église. Il y aura une belle démence ; il y aura du scandale. Il y aura, sur la colline, des idées ridicules, parées de mots splendides. et qui mèneront des cavalcades de Sabbat. Il y aura des polémiques de Dieu et du Diable ; il y aura des batailles, des brutalités ; il y aura d’ineptes et poignans martyres, il y aura de la frénésie.

Les Baillard seront excommuniés. Le village, qui les a favorisés de sa complaisance, les reniera, les insultera, les tournera en dérision, les lapidera. Puis, en 1870, la Guerre ! Et Léopold Baillard, devant les calamités, se réjouira : le règne du Bien doit naître (selon Vintras) de l’excès du Mal. Mais, quand se retire l’ennemi, le Bien n’est pas né. Le vieux Baillard estime que le Mal était anodin. Et le vieux Baillard languit désespérément. Il meurt, âgé de plus de quatre-vingts ans ; avant de mourir, il abjure son hérésie.