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effort ? Surprise en flagrant délit de concentration, elle s’offre en ordre dispersé, et cet émiettement de ses forces n’est rien encore auprès du désarroi qui règne dans son commandement et dans son organisation.

Des réformes hâtives, entreprises au lendemain du passage à l’ordre constitutionnel, ont modifié en elle le cadre, la dislocation des temps de paix, le recrutement, le commandement. Des troubles intérieurs ont motivé sans cesse des mobilisations partielles, interrompu la marche de l’instruction et le plan de la réorganisation, lassé les réservistes, avivé de province à province les haines de races et les tendances à l’insurrection. Les pronunciamientos, les contre-coups d’Etat, ont opposé les troupes de Constantinople à celles de Salonique, provoqué des échauffourées et des représailles, des assassinats et des pendaisons. Le corps d’officiers, partagé d’opinion par la politique, n’a plus de foi patriotique et pas encore de doctrine de guerre. Une science d’emprunt lui vient d’Allemagne, avec un matériel neuf, que l’artillerie ne sait pas servir. L’état-major parle d’offensive : il ignore que celui-là seul en est capable qui l’a préparée jour par jour el montée pièce à pièce, dans les ateliers militaires du temps de paix. Il parle de manœuvre, et pour manœuvrer sur le flanc des Bulgares, dans l’espoir de leur infliger « un Sedan, » arrache à Nazim hésitant l’ordre qui porte sous Kirk-Kilissé les 1re, 2e, 3e, 4e corps de l’armée d’Abdulla.

C’est ainsi, de hasard en hasard et d’erreur en erreur, que se prépare la rencontre du 24 octobre. Prélude elle-même de celles qui suivront, effet et cause à la fois, elle résume l’ensemble de toute la campagne. Elle n’est pas le désastre fortuit d’où l’on se relève, ni le succès hasardeux, contesté dès le lendemain ; elle est cette Victoire éternelle par laquelle les forts forgent eux-mêmes leurs destins ; elle est cette sanction inéluctable, qui consacre en tout temps, entons lieux, la supériorité des troupes instruites sur les troupes ignorantes, des forces morales sur les forces matérielles et des cœurs unis sur les esprits qui sont divisés.


PATRICE MAHON.