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l’on pourrait appeler analytiques ou critiques. Toute idée éveille invinciblement en eux l’idée contraire ; ils voient le faible, en même temps que le fort, de chacune d’elles, et, pour plus de sûreté, ils les embrassent toutes les deux à la fois, ils les développent successivement ou simultanément ; ce sont de perpétuels irrésolus ; ils réalisent à la lettre l’union ou l’identité des contradictoires. Enfin, il y a les esprits que l’on peut appeler synthétiques, et dont Pascal me paraît l’un des plus complets exemplaires. Ceux-là, une idée étant donnée, ils la pénètrent à fond ; ils envoient tout aussi bien le fort et le faible, la vérité relative que les esprits analytiques ; ils pénètrent de même l’idée contraire ; mais ils savent découvrir l’idée supérieure qui opère l’union, la réconciliation et la synthèse des deux conceptions opposées. Edouard Rod appartient à la seconde catégorie, à celle des esprits analytiques, et Renan, qu’il a tant aimé, auquel, après sa mort, il a cru devoir présenter des « excuses, » pour l’avoir jadis un peu critiqué, Renan a dû avoir une très forte action sur lui. Très intelligent, certes, — d’une intelligence peut-être plus rapide et plus agile que profonde, — très accueillant et très ouvert à toutes les idées, d’où qu’elles viennent, il ne sait pas s’en tenir à une idée unique ; la thèse contraire lui sourit immédiatement, et il lui arrive de les développer tour à tour dans deux livres successifs. De là quelque chose qui déconcerte un peu, et qui rend bien difficile, sinon même impossible, la recherche et la découverte de l’unité directrice de son œuvre.

Cette unité, je ne la rechercherai pas dans les quarante volumes et les innombrables articles dispersés qu’il nous reste à examiner. Je me contenterai de suivre l’écrivain dans les principales directions où il s’est développé, épanoui, et de caractériser brièvement chacun de ces aspects de son talent, chacune des provinces de son œuvre. Je n’ose affirmer d’avance que l’idée d’ensemble qui se dégagera de là sera d’une extrême netteté. Mais il s’agit avant tout d’être vrai et de « faire ressemblant. » La vérité, » l’humble vérité » de la vie vaut mieux que les plus triomphales prouesses de l’esprit de système. Qu’ai-je à faire d’un portrait dont le premier mérite serait de ne pas ressembler au modèle ?


VICTOR GIRAUD.