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appréhender son propre moi, sa personnalité morale, ce en quoi elle est elle-même, et non pas celle d’un autre, ce en quoi elle s’oppose à celle des autres. Pour y réussir, il n’y a guère qu’un moyen : il faut se regarder vivre, dans le présent et dans le passé, et comme rien ne concrétise et ne précise les impressions comme l’écriture, il faut se raconter à soi-même la plume à la main. En d’autres termes, il faut écrire son autobiographie psychologique. Et c’est ce qu’Edouard Rod a été amené à faire dans deux romans successifs, la Course à la mort (1885), qui a été commencée et même publiée en pleine période naturaliste[1], et le Sens de la vie (1888).

Sous quelles influences cette évolution s’est-elle produite ? L’écrivain s’en est expliqué dans l’importante Préface d’un roman ultérieur qu’il n’a pas réimprime, les Trois cœurs. La musique de Wagner, le pessimisme de Leopardi, et surtout de Schopenhauer, les préraphaélites et les poètes anglais, les romanciers russes, commentés et éclairés par les révélatrices et profondes études d’Eugène-Melchior de Vogué, enfin les beaux Essais de psychologie contemporaine, de M. Bourget, telles sont, d’après Rod lui-même, les principales œuvres dont l’action secrète l’a progressivement détaché du pur naturalisme. Puis vint la publication du Roman expérimental, d’Emile Zola, qui l’induisit à de nouvelles réflexions : l’expérience, en effet, très différente de l’observation, ne ramène-t-elle pas nécessairement à l’analyse intime ? Et puis, ce furent ses causeries avec Emile Hennequin, qui ruinèrent sa foi juvénile dans la théorie du milieu. De proche en proche, il en venait à concevoir « un roman exclusivement intérieur, se passant dans un cœur : » ce devait être la Course à la mort.

A ces causes toutes livresques, on peut en ajouter quelques autres dont Rod ne parle pas ou qu’il indique à peine. D’abord, des causes non littéraires, que le Sens de la vie nous permet d’entrevoir, et qui peuvent se résumer d’un mot : la vie réelle. Marié, père de famille, au fond peu fait pour la vie de bohème, même littéraire, les outrances et les paradoxes de boulevard ou d’atelier n’étaient pas pour le retenir bien longtemps, et il ne

  1. La Course à la mort dont l’idée, on l’a vu plus haut, remonte peut-être à 1880, ne serait-elle pas annoncée, sous le titre de Nihil, — en même temps qu’un « roman parisien » qui n’a jamais paru, la Vie déserte, — sur le feuillet de garde de Côte à Côte (1882) ?