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des naturalistes, il a appris à objectiver, à concrétiser son observation ; il a dû ouvrir les yeux au décor mouvant de l’univers ; en un mot, il est devenu, selon le mot célèbre, « un homme pour lequel le monde extérieur existe. » Et je ne sais si cette qualité est absolument nécessaire à un romancier, — car enfin, il y a des romans d’analyse tout intérieure, — mais elle ne saurait pourtant lui nuire ; et si le romancier complet est celui qui voit et décrit aussi bien le dehors que le dedans, les leçons, même paradoxales, même excessives, du groupe de Médan n’ont pas été perdues pour l’auteur, naturellement un peu abstrait, d’Au milieu du chemin. Qu’on en juge par cette page de Tatiana Leilof :


Qu’y a-t-il de plus torturant pour un esprit déjà angoissé que la sensation des réveils de Paris dans les quartiers peuplés et tristes ? Une aurore blafarde tache les toits comme un liquide graisseux. Des volets s’entr’ouvrent, et du trou obscur qu’ils creusent dans les maisons on voit pendre une couverture, un tapis, tandis qu’ici et là des têtes en bonnet ou décoiffées, entourées d’un envolement de cheveux gris, des têtes lasses de servantes usées semblent coupées et suspendues dans des cages d’ombres. Sur un balcon, un serin piaille dans une cage, ou c’est une chatte indifférente qui lisse ses poils. Des bruits montent de la rue, mais assourdis comme si les sons perdaient leur clarté en gravissant des étages à travers une couche d’air trop lourd. Dans ce réveil hâtif, enfiévré déjà, d’une partie du quartier, dans le sommeil persistant de l’autre, derrière des murs gris tout pareils à des murs de caserne, on devine, on respire les fatigues accumulées des nuits commencées trop tard ou interrompues trop tôt. La pureté de l’atmosphère, que les miasmes de la journée n’empoisonnent pas encore, augmente, au lieu de l’atténuer, la lassitude qui pèse sur les toits avec les taches du jour levant. Et bientôt les premiers maraîchers passent en jetant leurs cris monotones qui se traînent avec des accens de mélopée[1].


Voilà, certes, une fort belle page, robuste, colorée, vivante : elle pourrait être signée de Maupassant. Cela est vu, et rendu, à merveille. En sept ans, — Tatiana Leïlof est de 1886, — Edouard Rod a appris à écrire, et à regarder.

Et enfin il a appris aussi peu à peu, sinon à se bien connaître lui-même, tout au moins à prendre conscience de ce pourquoi il n’était pas fait. Et il n’était pas fait pour écrire toute sa vie des romans naturalistes. A force de vivre avec les gens, on finit par s’apercevoir qu’on ne leur ressemble pas. D’autre

  1. Tatiana Leïlof, roman parisien, Paris, Plon, 1886, p. 242-243.