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ne pense pas qu’il y ait beaucoup de gens, même en Suisse, qui aient lu d’un bout à l’autre ces sept ou huit volumes, devenus d’ailleurs introuvables, et que l’auteur du Sens de la vie, — je ne puis l’en blâmer, — a comme laissés tomber de son œuvre. Et assurément, ils ne sont pas bons ; mais sont-ils vraiment plus mauvais que la généralité des romans naturalistes que l’on perpétrait vers la même époque ? Ce qu’on peut leur reprocher de plus grave, c’est de manquer de personnalité ; et, s’ils étaient signés, — ne disons pas Zola, Huysmans, ou Maupassant, — mais Paul Alexis ou Léon Hennique, on ne voit pas trop quelle serait la différence. Ils sont tous conçus et exécutés suivant la formule et les procédés de l’école de Médan. Une parfaite vulgarité de sujets et de personnages, des histoires de filles, d’écuyères de cirque, d’actrices ou de ratés ; une conception toute déterministe, assez plate et méprisante de la vie et de la nature humaine[1] ; un pessimisme assez sincère, mais trop absolu pour n’être pas un peu enfantin ; une grande attention prêtée à la description soi-disant exacte des milieux, à la recherche des petits faits réputés vrais et des documens prétendus « humains ; » une brutalité voulue et même une tranquille impudeur d’expression, — plus atténuée d’ailleurs, semble-t-il, chez Rod que chez les autres ; — un certain goût du reportage et une tendance marquée au comique amer, voire à la caricature : on a reconnu les principaux traits communs à tous les romanciers naturalistes groupés autour d’Emile Zola.

C’est vraiment, quand on y songe, une chose bien extraordinaire que l’engouement prolongé d’Edouard Rod pour le grossier, mais puissant auteur de Germinal. Que le futur écrivain du Silence ait débuté dans les lettres par une défense et une apologie de l’Assommoir, c’est bien l’une des méprises les plus surprenantes qu’ait jamais enregistrées l’histoire de la littérature. Elle est du reste bien jeune de pensée et bien pauvrement écrite, cette première brochure où l’on nous décrivait copieusement

  1. Détachons ces quelques lignes assez caractéristiques de l’Autopsie du Docteur Z... : « Leur lecture (des lettres que l’auteur est censé publier), croyons-nous, ne laissera pas indifférens ceux qui s’intéressent au spectacle de l’homme continuellement vaincu par la nature, tourmenté jusque dans ses sentimens par des lois encore mal définies, mais dont la puissance implacable se fait trop souvent sentir » (p. 69). Ailleurs, Rod fait écrire à un homme de lettres : « Et ton grand désir était d’étaler la misère humaine avec les purulences de ses plaies, les hontes de ses mesquineries, ses douleurs, son éternelle banalité dans le noir » (p. 78).