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ont pris comme une teinte particulière qui les rend plus faciles à démêler et à suivre. Voilà, je pense, plus de raisons qu’il n’en faut, ici surtout, pour justifier ce nouvel essai.


I

Pâle et triste à donner le spleen, maigre comme un séminariste, chevelu comme un barde et regardant la vie avec des yeux désespérés, jugeant tout lamentable et désolant, imprégné de mélancolie allemande, de cette mélancolie rêveuse, poétique, sentimentale des peuples philosophans, dépaysé dans l’existence vive, rieuse, ironique et bataillante de Paris, Edouard Rod, un des familiers d’Emile Zola, erre par les rues avec des airs de désolation.


Tel était, à vingt-cinq ans, au témoignage de Guy de Maupassant[1], le romancier du Sens de la vie. S’il avait, physiquement, un peu changé au cours des années, il avait gardé jusqu’au bout sur toute sa personne cet air de tristesse morne qui frappait si vivement l’auteur de Pierre et Jean, et qu’on retrouve d’ailleurs dans presque tous ses livres. Edouard Rod était un triste : il l’était par nature, avant de l’être par réflexion et par expérience, et, comme il arrive toujours en pareil cas, l’expérience et la réflexion n’allaient pas s’aviser d’infliger un démenti à la nature.

Pour expliquer cette disposition foncière d’esprit et d’âme, il serait assez vain sans doute de faire appel à la « race. » Les Vaudois ne passent pas pour avoir l’humeur particulièrement sombre, et Edouard Rod était de pure race vaudoise. Né le 29 mars 1857, à Nyon, « la jolie ville vaudoise aux vieilles maisons étagées en gradins au bord du Léman[2], » il appartenait à une famille de notaires ruraux jadis assez aisés qu’on trouve installée dans le pays de Vaud dès le dernier quart du XVIe siècle[3]. Son grand-père était « régent, » c’est-à-dire maître d’école. Son père, qui fut « régent » aussi, puis libraire, semble avoir eu une intelligence fort avisée et pratique, et même volontiers sceptique : on nous le donne pour « un esprit fort de petite

  1. Maufrigneuse (Guy de Maupassant), Edouard Rod (Gil Blas, 1882).
  2. Les Roches blanches, p. 1. — La ville de Nyon est celle qu’Edouard Rod a si souvent décrite, dans les Roches blanches et Mademoiselle Annette, sous le nom de Bielle.
  3. Eugène Ritter, Revue historique vaudoise, 1900, p. 72 et sqq.