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qui envahit tout. Si les hommes réclamaient encore dans les choses dont ils font usage, dans les habitations, dans les meubles, dans les vêtemens, cette beauté étudiée que la longue discipline de la main avait su y mettre jusqu’à la Révolution française, comment la machine aurait-elle pu répandre à profusion dans le monde son abondance vulgaire et produite à la hâte ? Si les hordes débarquées de tous les points de l’Europe, impatientes de conquérir la Toison d’or, avaient voulu observer un code sévère de règles architectoniques, comment auraient-elles pu construire et reconstruire, en cinquante ans, à l’embouchure de l’Hudson, cette énorme ville dont nous ne saurions dire si elle est belle ou laide, et l’adapter consécutivement à mille exigences changeantes ? Comment serait-il possible de développer jusqu’à l’épuisement un principe d’art et de créer des choses vraiment belles dans un siècle où la lenteur est mise au nombre des péchés mortels ? « Vite et bien ne vont pas ensemble, » dit le proverbe. Au siècle du progrès, tout le monde se plaint que tout est en décadence, et non pas seulement les choses, mais aussi les hommes : ouvriers, professeurs, soldats, fonctionnaires publics. Pourquoi ? Parce que la quantité en augmente. Aujourd’hui pour satisfaire cet insatiable siècle et pour suivre le progrès dans sa course, il faut dans chaque nation tant d’ouvriers, tant de maîtres, tant de soldats, tant de fonctionnaires, que ni les patrons, ni les États ne peuvent choisir avec beaucoup de rigueur ; force leur est d’accepter à la fois des bons, des médiocres et des mauvais ; et alors les bons, qui sont toujours en petit nombre, se perdent au milieu des plus nombreux, qui sont toujours mauvais. À quoi l’on dira : que le monde se détériore, pourvu qu’il progresse ! Mais jusqu’à quel point devons-nous payer la quantité par le sacrifice de la qualité ? Jusqu’à ce point extrême où toutes les qualités des choses s’exténuent, ne sont plus qu’ombre et apparence ? Ou faut-il s’arrêter auparavant ? Et où faut-il s’arrêter ? En d’autres termes, doit-il y avoir une limite aux désirs du monde et à la quantité des richesses ? et, s’il doit y en avoir une, quelle est-elle ? Est-ce une limite, morale, esthétique ? Où finissent les besoins légitimes et où commence le gaspillage ? C’est ce qu’Apollon, sur les ruines de l’Olympe chanté par Homère, demande, non au congrès des philosophes, mais à la volonté de notre époque. plus devrions posséder un critérium pour distinguer de la