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entendre à cent pas, détache un petit appareil avec lequel elle peut parler et entendre à deux mille kilomètres. Il n’est aucun d’entre nous qui n’accomplisse chaque jour cent miracles, qui ne produise des effets prodigieux par des actes insignifians. Comment et pourquoi ? Parce que nous avons osé franchir tant de limites devant lesquelles nos ancêtres reculaient. Cette terre obscure et froide où nos pères allumaient péniblement, çà et là, quelques foyers, flamboie aujourd’hui tout entière comme un volcan aux cratères innombrables. De tous côtés, le feu brûle, prêt pour tous nos besoins et tous nos caprices, avec exubérance, presque sans limite ; et les prodiges se multiplient ; et l’abondance des biens est si grande que, à la répartition, la part de chacun dépasse ce qu’il avait mérité, encore que beaucoup de gens n’en reçoivent pas autant qu’ils le voudraient et, par suite, croient qu’on les vole. Mais que sont les cent millions de M. Feldmann, les cinq cents millions d’Underhill, sinon les dépouilles opimes conquises en exploitant par le feu l’Amérique ? Sans les chemins de fer, il n’y aurait pas moyen de mettre en valeur des pays aussi vastes que l’Argentine, le Brésil, les Etats-Unis. Là-bas, celui qui possède les chemins de fer est un souverain : il est l’arbitre des trésors, le détenteur des clefs de la prospérité. Oui, je le répète, aujourd’hui chacun de nous est un demi dieu sans le savoir, à chaque instant et en chaque acte de la vie. Qui oserait, à une époque comme la nôtre, enivrée de sa puissance et de ses succès, nier qu’il soit bon et par conséquent que ce soit un progrès d’accroître la richesse de l’homme et sa puissance sur la nature ? et aussi que le pain abonde, que le feu abonde, que le fer et l’or abondent, que nous puissions, de corps et d’esprit, courir plus vite à travers l’espace ? Seulement.. seulement... Voici que naît un péril, qu’apparaît une contradiction, qu’un tourment commence. L’homme, qui a outrepassé tant de limites, ne va-t-il pas se perdre dans l’illimité ? Si toutes ces choses sont un bien et un progrès, et si nous les voulons, nous devons être prêts à les payer : à payer les rapides fortunes que quelques-uns de nous, — les Feldmann et Alverighi, par exemple, — sont en passe de faire ; à payer la rapidité de train, de l’automobile, de l’aéroplane, du télégraphe ; à payer toutes les profusions et toutes les commodités de notre époque, la lumière, la chaleur, le froid, les nouvelles fournies aussi vite que nous le désirons ; à les payer, dis-je, au prix de cette médiocrité