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Descartes, par Voltaire, par Rousseau, par Kant, fut parachevée : l’homme se leva, arracha et renversa toutes les limites anciennes ; et les nouvelles, il les établit de ses propres mains, selon son bon plaisir, non seulement pour lui-même, mais aussi pour les autorités du Ciel et de la Terre qui, jusqu’alors, les lui avaient imposées. Il les établit très lâches et très basses pour lui-même, très étroites et très hautes autour de l’État ; il limita de toutes parts l’autorité et s’accorda à lui-même le plus de liberté qu’il put. Quant à Dieu, il suivit le conseil de ses grands philosophes : il le relégua aux confins de l’infini ! Et alors commença l’extraordinaire aventure dont nous sommes témoins. Riche, savante et libre, armée de feu et de science, maîtresse d’une grande partie de la terre et notamment d’un continent aussi vaste et aussi riche que l’Amérique, n’étant presque plus gênée par aucune limite, ni par l’étendue, ni par la pesanteur, ni par la matière et ses lois qu’elle a vaincues grâce aux découvertes et aux machines, ni par Dieu qu’elle a déporté dans l’infini pour s’asseoir elle-même sur son trône terrestre, notre civilisation se donne carrière de toutes parts, comme emportée par l’ivresse de l’illimité... Oui, Alverighi a raison : chacun de nous est un demi-dieu, en comparaison des contemporains de Dante et de César. L’histoire d’Underhill et de Feldmann nous a ébahis. Passe encore pour Underhill : celui-là, du moins, c’était un risque-tout, un endiablé, un d’Artagnan des affaires. Mais l’autre ! Qu’un homme peureux, irrésolu, sophistique, — lointain rejeton d’une vieille race d’Orientaux errans, — claquemuré dans son bureau de New-York, ait pu, en écrivant sur de petits morceaux de papier, en télégraphiant et en téléphonant à droite et à gauche, ramasser en quelques années tant de richesses ! C’est là, semble-t-il, un prodige inexplicable. Mme Feldmann elle-même n’arrive pas à le comprendre, et peu s’en faut qu’elle en soit scandalisée. Mais pourtant c’est un fait qui se produit tous les jours. Nous vivons, sans nous en apercevoir, dans un monde de fables et de mythes. Je jette une lettre dans une boîte, et ce petit geste suffit pour que ma lettre, d’un vol continu, prenne son essor jusqu’au bout du monde. Un long train est là, dans une station ; dix mille hommes essayeraient en vain de le mouvoir ; mais un seul homme monte sur la machine, pousse du doigt un levier, et l’énorme train se met en mouvement. Une personne qui, en s’époumonant, serait incapable de se faire