Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 14.djvu/108

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

par la découverte de l’Amérique, par la Révolution française, par la machine, par l’invasion des barbares dans le domaine de l’ancienne culture !

Mais à ce moment Rosetti allégua qu’il se sentait un peu fatigué d’avoir marché si longtemps, et il nous invita à nous asseoir. Nous primes place sur trois sièges, le visage tourné vers la mer et vers la nuit.

— Et le mythe de Prométhée et de Vulcain réfugiés en Amérique, l’avons-nous donc oublié ? reprit tout à coup Rosetti après un silence, en souriant avec malice. Hélas ! j’ai grand’peur que la mer où vous vous réjouissez d’entrer, — cette mer sur les rives de laquelle Homère chanta, Phidias sculpta et Aristote médita ; cette mer que Rome incorpora à sa séculaire grandeur ; cette mer où naviguèrent les Apôtres pour semer au loin la parole du Christ ; cette mer où, dans un coin, à l’écart, Venise mira sa face marmoréenne, — j’ai grand’peur, dis-je, que la Méditerranée des anciens et des poètes ne soit plus qu’un musée dévasté par les Barbares. Les dieux n’ont pas écouté Apollon, et la prédiction se réalise : même sur les rives de cette mer antique où Aphrodite naquit de l’écume des flots, le seul Dieu qui règne désormais, c’est le Feu. Oui, certes : accroître la richesse uniquement pour l’accroître est une folie, et, sur ce point, il n’a pas été difficile de réfuter les brillans sophismes d’Alverighi. Mais pourtant notre époque veut la richesse pour la richesse ; elle la veut, et voilà tout, — comme nous a déclaré l’avocat ; — et même elle ne veut ardemment aucune autre chose. « Du blé, du fer, de la laine, du coton, de l’or, de l’argent, voilà ce qu’il faut aujourd’hui pour rassasier les hommes, et non des sonnets et des tableaux ! » nous a-t-il crié encore à la face. Cela nous parut un blasphème. Et c’est un blasphème, en effet, et ce sera toujours un blasphème pour quiconque a gardé le souvenir des gloires anciennes de notre civilisation. Mais tournons-nous vers les immenses et faméliques multitudes qui circulent en tous sens sur les grandes routes du monde, qui se pressent aux portes des villes, des ateliers, des chantiers, des banques, des bureaux et dans ces grands ports de l’Europe où l’on s’embarque pour l’Amérique et pour les terres de l’abondance… Ne te lasse pas, Ferrero, de répéter ces choses à ta femme, qui veut écrire un livre contre les machines… Y a-t-il aujourd’hui un génie, une philosophie, une religion, une secte, un Etat, quelque