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intérieur où je m’égare et dans lequel il me semble que je discerne seulement une chose, à savoir qu’une sorte d’opinion publique ou de « volonté grande » m’oblige jusqu’à un certain point, et du dehors, sous peine de passer pour fou, à cesser de douter. Si, dans un cas pareil, je procédais à une enquête sans fin, tout le monde dirait que je suis atteint de la folie du doute. Seuls les fous et les enfans s’amusent à errer dans l’infini en sautant de pourquoi en pourquoi...

« Et moi aussi, pensais-je, quand j’ai un peu trop bu. »

— Donc, continua Rosetti, ce sentiment de la vérité, que nous appelons persuasion, est né chez moi d’une limitation arbitraire, provisoire, et que m’imposait au moins en partie une volonté extrinsèque. Par conséquent, cette vérité aussi est provisoire et limitée. Et telles sont, je veux dire provisoires et limitées, toutes les vérités sans exception, même les doctrines réputées les plus sûres des sciences réputées les plus exactes. Non, la science n’est pas fausse ; elle est vraie, mais elle ne peut découvrir que des vérités provisoires : car, soit que nous voulions savoir quel jour c’est, soit que nous voulions savoir comment est constituée la matière, comment se meuvent les planètes, comment l’estomac digère, soit que nous voulions savoir ce qui s’est passé, il y a vingt siècles, à Rome, la persuasion ne peut naitre en nous, si notre esprit, à un certain moment, ne cesse pas de douter ; et jamais ce moment-là n’est nécessaire, définitif, invariable, parce qu’en partie il est au moins imposé par des forces extrinsèques : tantôt par la volonté d’une époque ou d’une civilisation, tantôt par la limitation même des forces humaines. Pourquoi voyons-nous chaque savant et chaque génération de savans s’arrêter dans ses recherches à un certain point ? Pourquoi, au delà de ce point, ne doutent-ils plus, n’aperçoivent-ils plus les faits qui contredisent leurs théories, deviennent-ils sourds aux objections que leur oppose quelque voyant solitaire ? Et pourquoi faut-il attendre que surgisse une génération nouvelle, pour que le doute recommence à travailler les esprits et pour que la limite extrême du doute soit reportée plus loin ? C’est parce que l’intelligence, tant celle des individus que celle des générations, est limitée. Voilà pourquoi les vérités naissent les unes des autres ; voilà pourquoi la fille, en naissant, tue la mère qui l’a enfantée et doit mourir elle-même en donnant naissance à une vérité nouvelle ; voilà pourquoi nous pouvons affirmer que toute idée qui a