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— Oui, vraies partiellement et dans une certaine mesure. La Vérité, comme la Beauté, comme le Bien, est un sentiment personnel ; et ce sentiment, comme celui de la Beauté et du Bien, s’objective sous forme de sentiment commun, obligatoire, impératif, au moyen d’une limitation que lui impose, soit « la volonté grande, » soit la résistance de la réalité ; mais, en tout cas, c’est une limitation arbitraire.

La formule était obscure, et nous le lui dîmes. Alors, il se tourna vers moi.

— Je ne me rappelle plus, continua-t-il, quel jour c’est aujourd’hui. Je te le demande, et tu me réponds : » C’est jeudi. » J’aurais le droit de douter de ta réponse : car tu as pu te tromper ; j’aurais également le droit de vérifier ta réponse, par exemple en regardant le calendrier qui est dans la salle à manger. Mais ce calendrier pourrait me tromper aussi, par exemple si le maître d’hôtel avait oublié d’arracher ce matin le feuillet d’hier. Mon droit serait donc encore de m’assurer, en interrogeant le maître d’hôtel, que cet oubli n’a pas été commis. Mais celui-ci pourrait se tromper ou me tromper, et ainsi de suite. D’ailleurs, en admettant que j’arrive à établir avec certitude que c’est aujourd’hui jeudi, j’aurais alors le droit de me demander ce que c’est qu’un jeudi. Une division du temps ? Mais le temps peut-il se diviser ? Et qu’est-ce que le temps ?... Bref, tu vois que cette simple question : « Quel jour est-ce, aujourd’hui ? » risquerait de me conduire au bout du monde, si je voulais pourchasser jusqu’à perte d’haleine le doute qui fuit devant moi. Mais, en fait, je le laisse courir. Après que tu m’as répondu : « C’est jeudi, » je suis persuadé : en moi est né ce sentiment de la vérité auquel je faisais allusion tout à l’heure : je sais maintenant que c’est jeudi. Je suis arrivé à me convaincre en limitant mes doutes : donc, grâce à une limitation : limitation non nécessaire, provisoire même, puisque, d’un moment à l’autre, quelque fait nouveau pourrait survenir, un propos entendu, un calendrier aperçu, qui m’obligerait, soit à changer d’opinion, soit au moins à douter, c’est-à-dire à reporter plus loin la limite de mon doute. Pour quelle raison l’acte de volonté qui met fin à mon doute se produit-il aussitôt après que tu m’as dit : « C’est jeudi ? » J’ai beaucoup de raisons pour ne pas répondre à cette question, notamment que, quand même je voudrais, je ne saurais pas le faire. C’est un mystère