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vertus partielles ? Et c’est ainsi, dirais-je encore, qu’on s’explique la raison pour laquelle les hommes se lamentent si fort sur la décadence morale du monde, alors que pourtant le monde reste debout. Ils se lamentent parce qu’ils voient déchoir telles ou telles vertus partielles, et ils ne s’aperçoivent pas que, tandis que celles-ci, en se mélangeant, se dissolvent et s’exténuent, la justice, elle, grandit toujours... Bref, la Justice est la vertu finale, et les autres vertus ne sont que des vertus instrumentales : donc, les époques et les civilisations qui peuvent sacrifier les vertus instrumentales à la vertu finale, sont les plus parfaites et aussi les plus heureuses... J’ai dit : « qui peuvent. » Car le monde où nous vivons est une planète turbulente, pleine de guerres, de révolutions, de catastrophes, de vilaines et troubles passions, d’intérêts louches. De temps en temps, surviennent des périodes mauvaises et sombres où l’on s’occupe de tout autre chose que de la Justice. Peuples, États, classes, partis, individus doivent alors prendre garde à leur peau. A ces époques-là, on fait ce qu’on peut ; et alors, — sur ce point je t’approuve, — quand on sait s’enfermer dans une vertu partielle, bonne pour la défense ou pour l’attaque, quand on sait resserrer le détroit et rendre le courant plus violent, on a raison !

Il se tut. Nous parcourûmes deux fois, en silence, le pont désert, côtoyant le mugissement invisible de la mer fendue, et apercevant par les vitres les passagers qui, dans les salons, en pleine lumière, gesticulaient sans qu’on les entendit.

— Tout cela se tient, reprit enfin Cavalcanti.

— Et le progrès intellectuel ? ajoutai-je. Il a sans doute, lui aussi, sa formule ?

— Certainement ; et il me semble que la voici. L’homme apprend toujours, même quand il se trompe : car il n’y a pas d’erreur, lorsqu’il y a sincérité. Toute erreur sincère est vérité.

— Que dites-vous là, ingénieur ? m’écriai-je en sursautant. A ce compte, toutes les opinions qui paraissent telles à une génération seraient vraies. Il ne manquerait plus que cela ! Songez donc aux conséquences ! Il n’est pas de niaiserie ou de folie que l’on n’ait cru être la vérité.

— N’ont-elles pas toutes été vraies ? répondit Rosetti en souriant. :

Et, sans me laisser le temps de protester, il me prit par le bras et il ajouta :