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pondérée, surtout lorsqu’il s’agit d’admettre des modèles étrangers, de telle sorte qu’on n’aboutisse pas finalement à ramasser un panthéon hétérogène de Dieux incohérens et disparates. Voici un exemple. L’autre jour, nous avons discuté au sujet de Shakspeare ; et je ne prétends pas décider qui avait tort et qui avait raison, d’autant plus qu’il n’y a aucun moyen de le savoir ; mais je me demande si les pays latins n’ont pas été trop complaisans à l’accepter dans le Panthéon des modèles, à côté de Sophocle, de Dante, de l’Arioste et de Molière. Car il a, j’en conviens, des morceaux admirables ; mais… mais… Il y aurait beaucoup de « mais. » Je n’insiste pas ; je dis seulement : voir dans le Marchand de Venise ou dans le Roi Lear, deux chefs-d’œuvre qu’il convient de mettre à côté de la Divine Comédie et du Roland furieux… Non, non ! Comme Italien, je ne vais pas jusque-là : c’est une chose que je n’oserais pas affirmer…. En somme, prenons garde de ne pas nous perdre dans l’illimité par une excessive fureur de progrès. Je l’ai déjà dit, mais repetita juvant : si on fagote trop de modèles divers, si on les change trop souvent ou si on les confond les uns avec les autres, aucun d’eux ne peut plus nous servir : nous perdons le discernement pour faire notre choix et nous sommes réduits à accepter tout, sans réussir à rien distinguer, — comme, j’en ai peur, cela arrive quelquefois à l’Amérique. — Beaucoup de principes, oui ; mais pas trop, cependant. Telle me paraît être la règle du progrès artistique…

Depuis quelque temps je ruminais une objection. C’est pourquoi, dès que Rosetti eut terminé :

— Mais la morale aussi, dis-je, fait-elle des progrès, lorsque des principes et des modèles divers se mêlent, fût-ce avec discrétion ? Il ne me semble pas… Les époques, les civilisalions, les peuples les plus vertueux ne sont-ils pas ceux qui savent se limiter ? ceux qui, par un acte vigoureux de volonté, posent une seule vertu comme mesure suprême du mérite, — l’héroïsme chevaleresque pour les Japonais d’autrefois, la charité pour les Chrétiens de jadis, l’abnégation civique pour les Romains, et ainsi de suite, — et qui en déduisent les règles de leur conduite ? Règles limitées, mais impératives ; règles qui peuvent sembler bonnes ou mauvaises, justes ou injustes, sages ou déraisonnables, peu importe : on les applique, et personne ne souffle mot… Mais, lorsque de nombreux principes