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et les semaines passent, et l’on ne voit pas le chemin parcouru ; mais on l’imagine vaguement, par l’idée confuse que l’on se fait de l’infatigable marche du petit navire sur les eaux sans fin, comme si ce navire se mouvait hors du temps, dans une infranchissable solitude, et faisait route sans avancer jamais, seul dans l’univers sous le regard des étoiles. Car il n’y a qu’elles qui l’observent, ces petites étoiles muettes et vigilantes, qui, de là-haut, chaque soir, marquent sur le cadran de l’infini, au registre de l’éternité, l’imperceptible progrès accompli par l’arche minuscule.

Ce jour-là fut le premier où nous commençâmes à mesurer l’immensité de l’Océan à notre ennui. Ce fut une journée somnolente, indolente et pour ainsi dire « pleine de vide. »

Le mardi, à midi, nous étions arrivés à 6° 17’ de latitude, 32° 35’ de longitude. C’était donc le lendemain que nous entrerions dans l’autre hémisphère.

L’après-midi, de nouvelles fables relatives à Mme Feldmann arrivèrent aux oreilles de Cavalcanti. Elle possédait, disait-on, à Newport un château féerique, où elle mangeait dans de la vaisselle d’or et où elle dépensait deux mille francs par jour rien que pour les fleurs. Sur quoi, nous interrogeâmes l’amiral qui se mit à rire. La villa de Newport n’était qu’une demeure assez modeste, où cette dame offrait aux amis de la maison une cordiale hospitalité. D’où venaient donc toutes ces fables ? D’ailleurs, a présent, les marchands d’Asti, le docteur de São Paulo et sa femme, la belle Génoise, Lévy et les autres passagers de cette espèce admettaient comme un juste privilège que les passagers plus cultivés ou plus riches, l’amiral, Cavalcanti, Alverighi, Gina et moi, nous fussions admis à approcher la milliardaire. En effet, elle n’avait de relations qu’avec nous, pour cette excellente raison que nous étions les seuls à connaître le français et l’anglais, c’est-à-dire les seules langues qu’elle parlât : Quant aux autres, ils se contentaient de la saluer d’une timide inclination de la tête et d’un obséquieux sourire, et aussi d’avoir pour amie sa femme de chambre, — une Niçoise qui parlait italien, — belle fille grande et brune, fine et dégourdie, qui s’acquittait avec une dignité un peu rogue de la fonction diplomatique de représenter sa maîtresse et la haute finance américaine auprès des passagers de moindre importance.

Vers cinq heures, nous assistâmes à la « manœuvre du feu, »