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trois jours plus tard sur le Cordova, il lui avait conseillé de partir avec lui, de telle sorte qu’il pût l’assister pendant le voyage. Telle était la raison pour laquelle Mme Feldmann se trouvait sur le Cordova. Mais, avant de partir, elle avait télégraphié à son oncle, à son avocat et à quelques amis de New-York pour les prier de recueillir et de lui faire parvenir des nouvelles, soit à Rio même, s’ils apprenaient quelque chose avant son départ, soit aux Canaries, où le paquebot ferait escale. Comme elle n’avait rien reçu avant son départ, elle ne pourrait avoir de nouvelles précises qu’à l’escale des Canaries, c’est-à-dire dans dix jours. Le premier jour de la traversée, elle avait été assez calme. Mais mon imprudent discours sur la facilité avec laquelle on divorce en Amérique avait eu pour effet de la bouleverser encore une fois. La lassitude à laquelle elle avait succombé, le samedi soir, n’était pas causée, comme nous le supposions, par l’ennui que lui donnait notre philosophie : c’était l’accablement qui résulte d’une longue anxiété.

Je fus très peiné d’apprendre cela, et je priai Cavalcanti de dire à l’amiral qu’il y avait eu dans mes propos beaucoup d’exagération. Puis je lui résumai brièvement la conversation qui venait de prendre fin. Nous nous regardâmes, perplexes ; et, au bout d’un instant :

— Nos admirations seraient intéressées ? s’écria-t-il. Mais la beauté ne nous donne-t-elle pas le plus désintéressé des plaisirs ?

— Au moins, dis-je, d’après cette théorie-là, New-York redevient laide, les villes d’Europe restent belles, et Alverighi est réduit au silence. C’est toujours ça de gagné.

Il réfléchit un moment et répondit, en hochant la tête :

— Pourvu que cet avantage ne coûte pas trop cher !


Le jour suivant, — lundi, — nous commençâmes à nous rendre compte qu’au milieu de l’Océan le soleil mettait ses chevaux au pas. A mesure qu’un navire s’éloigne de la terre, lorsque la nouveauté de la compagnie et du lieu a cessé d’occuper et de distraire les esprits, comme il advient dans les premiers jours, le temps ralentit peu à peu sa course, les heures s’allongent, et, par la durée des jours et des nuits, les passagers commencent à comprendre cette immensité de l’Océan que Cavalcanti ne réussissait pas à percevoir avec les yeux. Les jours