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d’intérêts ? Songez que, là-bas, pour conserver leur crédit aux différens arts de l’Europe et aux principes qui les régissent, sont coalisés les États, — voilà les baïonnettes, Ferrero, — les religions, les écoles, les musées, la philosophie, les journaux, les revues, la critique, une armée innombrable d’artistes et d’écrivains faméliques, une autre armée non moins immense de fonctionnaires, une multitude d’industriels et de marchands, depuis les éditeurs jusqu’aux fabricans d’instrumens de musique, — voilà l’or ! — Prétendez-vous, en raisonnant dans les clubs de Rosario et à bord du Cordova, anéantir cette formidable tyrannie qui pèse sur l’esprit humain ? Je suppose que non. Donc, pas de réplique, et croyez-moi : il faudrait qu’à son tour, l’Amérique se mit de la partie, qu’elle créât et qu’elle imposât au monde un goût tout neuf, qu’elle obligeât les autres peuples à reconnaître que les gratte-ciel l’emportent en beauté sur le Palazzo Vecchio... :

— Quant à ça, non ! m’écriai-je.

Mais Rosetti se tourna vivement de mon côté, et, avec un faible sourire :

— Tu crois donc, me dit-il, que les hommes ne pourront jamais, jamais admirer les gratte-ciel ? Tu es bien hardi et tu présumes trop de ton goût. Il n’est rien, mon cher, que les hommes ne soient capables d’admirer, quand ils le veulent, pourvu qu’ils le veuillent. (Il appuya sur les syllabes des derniers mots.) Le vieux et le nouveau, le droit et le courbe, l’arabesque et le géométrique, le grand et le petit, le régulier et le monstrueux, le proportionné et le disproportionné, l’équilibré et le déséquilibré, le classique et le rococo, l’attique et le baroque, le simple et le fastueux, la rose et l’orchidée, la montagne sauvage et les jardins artificiels, la tradition et le futurisme, tout, tout sans exception peut faire passer dans nos nerfs un léger frisson de plaisir ; et, si les intérêts s’en mêlent, si l’on se donne la peine de faire l’effort convenable, cet agréable frisson peut, à force de sophismes, être communiqué et imposé à autrui comme le signe révélateur d’une beauté absolue. Donc, l’heure de la gloire mondiale pourra sonner même pour les gratte-ciel. Cependant rassure-toi et rassure l’amiral, qui a peur de l’anarchie : il faudra du temps (avant que New-York paraisse aux yeux des hommes une belle ville ! L’opinion selon laquelle les arts de l’Europe sont les premiers du monde, et même les seuls véritablement beaux, les modèles incomparables, est imposée