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soulevées pour une heure par le souffle léger du vent, à la limite du jour et de la nuit ; chaîne inconnue qu’aucun des nomades de l’Océan n’avait saluée encore ou ne saluerait après nous, dernière frontière de la solitude océanique et dernière étape où le soleil s’arrêtait quelques minutes, dans son voyage, avant d’abandonner la mer aux ténèbres nocturnes. « Quelle magnificence ! » murmura Cavalcanti. Mais, au même instant, le vent se reprit à souffler, long, profond, triste ; et à ce souffle les premières étoiles du soir, mignonnes et timides, palpitèrent comme si elles s’allumaient aux extrêmes clartés du jour ; et, dans l’ombre qui, de toutes parts, s’avançait pour éteindre l’univers, les montagnes lointaines et les feux suprêmes du couchant prirent un plus vif éclat. Pendant une seconde, mon âme frissonna d’une obscure et profonde émotion, comme si ce souffle était, une haleine, comme si ces feux crépusculaires étaient une réverbération de l’infini. Puis de nouveau le vent se tut. Puis il recommença de souffler ; et, à ce souffle intermittent, il semblait que, tour à tour, le jour mourant se rallumait, puis s’obscurcissait, que la chaîne des mystérieuses montagnes se rapprochait de nous dans la lumière, puis reculait dans la nuit où elle devait disparaître.

Nous contemplâmes longuement ce merveilleux caprice de la lumière et du vent ; puis nous nous séparâmes, afin de nous habiller pour le dîner. Mais, avant d’aller faire ma toilette, je rencontrai Rosetti, que je n’avais pas encore vu de la journée. Nous parlâmes de la discussion du soir précédent, et il me confirma qu’il donnait raison à Alverighi, parce que, en effet, tous les jugemens esthétiques sont retournables. Cela m’amena à lui répéter ce que l’amiral m’avait dit : accorder aux hommes la liberté de juger les chefs-d’œuvre de la littérature et de l’art, c’est semer l’anarchie. Mais Rosetti se mit à rire.

— Grand Dieu ! fit-il. Quelles craintes ! L’anarchie, rien que cela ! Pourquoi ne pas ajouter aussi le massacre et le saccage ? Lorsque ces braves marins mettent le pied hors de leur navire...

— Pourtant, interrompis-je, si les jugemens esthétiques sont toujours susceptibles d’être tournés en sens inverse, il est loisible à chacun, ce me semble, de mépriser ce que ses voisins considèrent comme un chef-d’œuvre. Et, dès lors, je ne conçois pas comment on pourrait imposer l’admiration de Dante ou de Raphaël à une époque qui discute et critique tout, même Dieu.