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ce que l’on veut, et qu’il n’y ait pas moyen de mettre d’accord deux adversaires obstinés, cela aussi était vrai, je le sentais bien, quoique je ne réussisse pas à en apercevoir clairement la cause.

J’éteignis la lumière ; je songeai encore à tout cela ; et, peu à peu, la gloire de tant de chefs-d’œuvre admirés, le souvenir de la jouissance reçue de tant de livres et tant d’œuvres d’art, les canons critiques et les doctrines esthétiques professées d’habitude avec une impérieuse hauteur, me parurent se confondre dans une immense incertitude qui ondoyait sur le monde comme les brumes sur la mer. Peut-être était-ce l’effet, non des seuls discours d’Alverighi, mais aussi du vin trop copieusement offert par Vazquez : car le vin a sur moi l’étrange pouvoir d’affaiblir la certitude des idées les plus fermes, de me détacher pour ainsi dire de la réalité des choses, de pousser mon esprit à l’infini, de pourquoi en pourquoi, vers la suprême et introuvable cause première de toutes les choses. « Non, me disais-je. A chaque instant nous portons sur le beau des jugemens ; mais nous n’avons aucun mètre pour mesurer le beau. Toutes les mesures que nous croyons avoir fabriquées sont trompeuses, subjectives, illusoires. Dans l’art, il n’y a pas d’autre vérité que ce vague plaisir sans besoin. » Je réfléchis à cette formule, qui de nouveau me parut ingénieuse, et de nouveau je me demandai : « Pourquoi fallait-il qu’elle fût découverte par un marchand de Rosario, encore que ce marchand soit homme évadé à temps des bagnes de l’intellectualisme européen ? « Qu’Alverighi, sur les rives du Parana, m’eût parlé des richesses de l’Amérique et du progrès du monde, cela ne m’étonnait pas ; mais ce qui me paraissait étrange, c’était qu’il raisonnât, et même assez bien, sur l’art et sur le beau, à bord du Cordova.

Le matin suivant, lorsque je sortis de ma cabine, vers huit heures et demie, la mer était calme et le ciel serein. Mais le pont était encore désert. Le Cordova était un petit navire, en comparaison des colosses modernes : il jaugeait moins de 5 000 tonnes, ne pouvait recevoir plus de soixante-dix passagers « de classe, » comme on dit dans le jargon maritime, et, à ce voyage-là, il n’en avait qu’une trentaine. Par conséquent, on jouait peu et sans bruit ; on veillait rarement plus tard que deux heures du matin ; le flirtage était innocent et languissant. Je me promenai quelques minutes en regardant la mer et en