— Il est donc bien clair, reprit Rosetti, qu’il n’y a que certains besoins dont l’accroissement est un signe de progrès. Ces besoins, voulez-vous que nous les appelions « légitimes ? » Alors le progrès consistera donc à accroître la richesse et, par conséquent, à conquérir la terre dans la mesure où cette richesse et cette conquête serviront à satisfaire des besoins légitimes. Si nous entreprenions de conquérir la terre sans autre but que de nous livrer sur les territoires conquis à une orgie effrénée, une pareille conquête ne serait pas un progrès, sans doute ? Dites-moi donc où est le critérium par lequel on peut distinguer les besoins légitimes et les illégitimes, ceux dont la satisfaction est un progrès et les autres.
Après un court silence, Alverighi, de nouveau embarrassé, finit par dire :
— Répondre ainsi, stans pede in uno, n’est pas chose facile. Une formule générale... Peut-être serait-il plus aisé de répondre cas par cas.
— Mais comment ferez-vous pour juger chaque cas particulier, si vous n’avez pas dans l’esprit une règle générale ? demanda Rosetti.
Alverighi demeura encore perplexe un instant, puis, d’un ton brusque :
— Mais, en somme, demanda-t-il, où voulez-vous en venir ?
— A conclure que Mme Ferrero avait raison, lorsqu’elle affirmait que les machines n’auraient pas été inventées si nos besoins ne s’étaient pas accrus à tel point que les mains de l’homme ne suffisaient plus à les satisfaire. Or, vous, vous identifiez les machines avec le progrès. Et alors, moi, je fais un pas en avant et je dis que les machines ne sont un progrès que dans la mesure où elles servent à satisfaire des besoins légitimes — c’est ainsi, n’est-ce pas, que nous les avons nommés ? Il s’agit donc maintenant de savoir quels sont les besoins légitimes. Mais comment faire pour le savoir ? Il est évident que ce qui arrive pour la beauté arrive aussi pour les besoins. De même qu’est beau pour moi ce qui me plait ou ce que j’ai intérêt à considérer comme beau, de même chaque homme juge légitime, noble, très digne d’être satisfait, tout besoin qu’il éprouve lui-même avec force ou qu’il a intérêt à propager autour de lui. J’ai donc peur que l’idée de progrès ne soit, elle aussi, une idée retournable, c’est-à-dire une illusion, comme la