— Mais, ajoutai-je, dès que ma femme entend parler de machines, elle prend feu, comme à présent. Faites attention ! avocat ! Vous ne savez pas à quel danger vous vous exposez.
Tous les assistans, rendus curieux par ce récit, se tournèrent vers elle et l’invitèrent à développer sa thèse.
— Courage, madame ! fit Rosetti en souriant. Peut-être réussirez-vous à me convaincre, moi qui ai passé la moitié de ma vie à enseigner la mécanique !
Gina, qui avait déjà fini de déjeuner, se tenait appuyée au dossier de sa chaise, les mains sur les genoux, souriante, mais un peu incertaine et embarrassée. Enfin elle se décida et prit la parole, d’abord avec quelque hésitation, puis avec aisance.
— Ce que je pense de la machine ?... Cela n’est pas facile à dire en peu de mots... Naturellement, ce dont je parle, c’est la machine moderne mue par la vapeur ou par l’électricité, celle qui est l’orgueil de notre époque.. Or donc, pourquoi, après avoir fabriqué les machines, oublions-nous qu’elles sont notre œuvre et nous mettons-nous à genoux devant elles ? Parce qu’elles produisent des richesses plus rapidement et en plus grande quantité que les mains, n’est-ce pas ? Mais alors il est facile de déterminer quelles sont les conditions nécessaires pour que les machines nous rendent de véritables services. La principale de ces conditions, c’est que la matière première abonde ; sans quoi, que transformeraient les machines ? Une autre condition, c’est que le capital abonde ; sans quoi, comment les construirait-on et les mettrait-on en mouvement ? Une troisième condition, la plus importante peut-être, c’est qu’il y ait une large et urgente demande de l’objet fabriqué, une véritable disette ; sans quoi, quelle utilité y aura-t-il à fabriquer cet objet avec tant de hâte, tant de frais et tant de peine ?... Me suis-je expliquée clairement ?... J’ai parlé de disette ; mais la disette, quel que soit l’objet dont il s’agit, peut-elle être permanente, continue, éternelle ? N’est-il pas inévitable que consommation et besoin s’égalisent ? Ou les moyens pour satisfaire les besoins augmentent, ou les besoins diminuent : on n’échappe pas à ce dilemme. Donc, la machine ne pourrait servir raisonnablement que dans une crise de disette extraordinaire et en cas de pressante urgence. Pour qu’elle rendit des services continus, il faudrait que la disette aussi demeurât permanente et irrémédiable. Ce qui est absurde.