ont demandé maints critiques. Comment comprendre que Charles, Roland, les autres ne pénètrent pas le dessein de Ganelon, si facile à pénétrer pourtant, et qu’ils acquiescent à sa demande ? La combinaison est hardie, en effet, inquiétante à force de hardiesse ; et pourtant, si l’on y regarde de plus près, elle est merveilleuse par la justesse du calcul, et puisque plusieurs ont méconnu à quel point elle est adroite, savante, spirituelle, que ce soit l’excuse de notre glose.
Certes, au premier mot de Ganelon, tous, se rappelant ses menaces, son défi, comprendront que, par laides représailles, il cherche la mort de Roland ; ils comprendront au premier mot, et Ganelon le sait et le veut ainsi. Roland refusera donc de rester à l’arrière-garde ? Il est bien tenu d’accepter, au contraire : il faut bien que quelqu’un reste, quel qu’il soit, comme naguère il a bien fallu que quelqu’un se chargeât de l’ambassade, quel qu’il fût. Le péril était-il alors moins évident qu’aujourd’hui ? Ganelon s’y est-il dérobé ? Ganelon a-t-il accepté qu’un autre le courût à sa place ? Mais, si le souci de son honneur suffit à retenir Roland au Port de Cize, quelle force oblige Charlemagne à l’y laisser ? Ne devrait-il pas du moins doubler, tripler l’arrière-garde ? Il ne le peut davantage : il pressent un danger, mais il ne sait lequel : si par hasard sa crainte d’une embûche était vaine ? Si, lui parti, personne n’attaquait l’immense arrière-garde ? S’il ne se passait rien au Port de Cize ? L’inutile précaution ferait rire, et Roland serait honni. N’importe, dira-t-on ; puisque l’Empereur redoute une attaque des Sarrasins, préparée par Ganelon, qu’il aille jusqu’au bout de son soupçon ; qu’il se saisisse sur l’heure de Ganelon, et, fût-ce au risque de quelque ridicule pour Roland, qu’il lui laisse la moitié de son armée, qu’il le protège ! Mais ici le poète dispose de ces moyens, dont il a bien calculé la force : la fierté de Roland, d’abord, qui ne s’accommoderait pas de telles précautions, et surtout, — ce qui est la trouvaille admirable, — l’impossibilité où est Charles d’aller jusqu’au bout de son soupçon ; il peut bien craindre en effet, mais non croire pleinement que Ganelon ait fait accord avec les Sarrasins, car en ce cas, pense-t-il, Ganelon ne se livrerait pas à lui, pieds et poings liés, comme il le fait. Charles ne sait pas, ni ne peut deviner que Ganelon est l’homme qu’il est, celui qui, pour la volupté de cette heure, a fait le sacrifice de sa vie. Charles ne le sait pas,